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«Seule une réponse très audacieuse à la crise nous mènera quelque part» | Naomi Klein

Pour l’essayiste, autrice de nombreux ouvrages à succès sur les dérives du capitalisme et le dérèglement climatique, la pandémie souligne à quel point les différentes crises que nous traversons sont imbriquées.

En 2007, la militante écologiste et anticapitaliste canadienne Naomi Klein publiait La Stratégie du choc : la montée d’un capitalisme du désastre (Actes Sud), un essai dans lequel elle analysait la façon dont pouvoirs et élites tentent de profiter des situations de crise. Son dernier livre, Plan B pour la planète. Le New Deal vert (Actes Sud), publié en novembre 2019, prône un changement radical pour atteindre la neutralité carbone en dix ans. Une idée qu’elle a défendue aux côtés du candidat à l’investiture démocrate pour la présidentielle américaine Bernie Sanders, qu’elle a soutenu jusqu’à ce qu’il se retire de la course, le 8 avril.

 

La journaliste, également professeure à l’université Rutgers (New Jersey), revient sur la façon dont l’épidémie due au coronavirus accroît les inégalités, et réagit aux manifestations de colère aux Etats-Unis après la mort de George Floyd, tué par des policiers à Minneapolis.

Comment expliquez-vous ce qui se passe actuellement aux Etats-Unis ? Cela vous paraît-il lié, d’une certaine façon, à la pandémie ou à la façon dont elle est gérée ?

Le racisme et les inégalités ont façonné la réponse à la crise du Covid-19. Tant qu’il apparaissait que tout le monde était en danger, les gouvernements étaient prêts à suspendre l’activité économique au nom de la santé humaine. Mais dès qu’il est apparu que les plus menacés par le virus étaient les pauvres, les Noirs, les personnes âgées ou handicapées – ceux que l’on considérait déjà comme des citoyens au rabais –, alors les appels à « relancer l’économie » sont devenus plus vifs. Les policiers de Minneapolis filmés en train d’étouffer tranquillement George Floyd, ça a été la goutte de trop.

Cette période est évidemment extrêmement inquiétante, mais je dois dire aussi que je suis impressionnée par le courage de tous ces jeunes qui sont dans la rue – car ce sont essentiellement des jeunes, de toutes origines. Ces personnes étaient chez elles depuis des mois et c’est pour mener ce combat pour la justice qu’elles brisent le confinement. On ne sait pas sur quoi il va déboucher mais c’est un moment extraordinaire.

Aujourd’hui, nous avons besoin de renflouer des entreprises mais nous devons surtout nous demander quel futur nous voulons bâtir. Tous ces combats dans lesquels nous sommes engagés, que ce soit le combat contre les violences policières, contre le dérèglement climatique ou pour une économie juste, sont liés.

 

Vous écrivez depuis longtemps sur les situations de crise. En quoi cette pandémie a-t-elle confirmé ce que vous observez depuis vingt ans ?

A chaque fois qu’une catastrophe frappe les Etats-Unis, où je vis, elle s’inscrit dans les lignes de faille des inégalités et des injustices préexistant à la crise. Lors de l’ouragan Katrina [en 2005] par exemple, ce sont majoritairement les Afro-Américains que l’on a laissés se noyer, dont les maisons étaient les plus vulnérables, et qui ont ensuite fait face à des violences policières. La même dynamique est à l’œuvre avec le Covid-19.

On sait que la pauvreté et l’exclusion économique ont un lien avec la santé. Le stress au travail, le surmenage participent à rendre cette maladie plus mortelle. Et la police contrôle de manière inégale le respect de la distanciation sociale, les personnes les plus vulnérables à la maladie étant davantage ciblées. Ce qui se passe n’est donc pas nouveau.

Cette pandémie n’a-t-elle pas, malgré tout, un caractère inédit ?

La façon profondément inégale dont la pandémie affecte les gens est stupéfiante. C’est lié à la durée de la crise. Un ouragan survient dans une période de temps relativement réduite. Là, cela fait déjà des mois que ça dure.

Nous ne vivons pas une, mais plusieurs pandémies très différentes. Il y a cette expérience de « la pandémie de luxe », pour ceux qui peuvent rester chez eux, se faire livrer tout ce dont ils ont besoin et se divertir sans fin, grâce à Netflix et aux réseaux sociaux. Et puis il y a ceux qui font tourner le monde, qui travaillent plus dur que jamais parce qu’ils sont considérés comme des travailleurs essentiels. Ce sont des travailleurs d’Amazon, d’usines de transformation de viande… Plusieurs catastrophes s’ajoutent les unes aux autres : il y a les inégalités, la pauvreté, le racisme, et par-dessus tout ça, le coronavirus.

 

Dans votre livre « La Stratégie du choc », vous décrivez comment des politiques ultralibérales sont imposées lors de périodes de crises majeures. Cette stratégie vous semble-t-elle à l’œuvre aujourd’hui ?

Au Canada, la ministre de l’énergie de l’Alberta [Sonya Savage] a dit [fin mai] que cette pandémie était le meilleur moment pour construire l’oléoduc Trans Mountain parce que les opposants ne pouvaient pas manifester. Elle a dit cela tout haut, de façon très explicite. En temps normal, les populations autochtones, notamment, font obstacle à l’avancée des travaux. C’est un exemple classique de la « stratégie du choc » et il y en a beaucoup d’autres.

Des gouvernements utilisent cette pandémie pour consolider leur pouvoir et contourner la démocratie. A Hongkong par exemple, les membres du mouvement de protestation, qui sont extrêmement courageux et déterminés, n’ont pas pu se rassembler dans les rues comme ils le faisaient auparavant. Et bien sûr, le gouvernement chinois profite de ce moment pour tenter de mettre réellement mettre fin à l’autonomie de Hongkong. La Hongrie a instauré un état d’urgence… Tout cela est très familier.

Vous parlez aussi du risque d’un « Screen New Deal » (« pacte des écrans »), qu’entendez-vous par là ?

La protection contre le virus est un marché qui va être vendu à ceux d’entre nous qui ont suffisamment d’argent pour essayer de se protéger. Les entreprises technologiques comprennent que cela représente une énorme opportunité commerciale.

Avant la pandémie, ces entreprises poussaient diverses technologies qu’elles présentaient comme plus pratiques, comme les voitures sans conducteur, la livraison par drone, l’éducation à distance, la télémédecine. Mais elles se heurtaient à une résistance des citoyens. Des véhicules sans chauffeur ont blessé des piétons, nous craignons que nos informations de santé soient piratées ou que nos employeurs y aient accès, que nos enfants passent trop de temps devant des écrans… Toutes ces technologies étaient disponibles mais leur développement était restreint par diverses formes d’engagement démocratique.

Aujourd’hui, les entreprises high-tech utilisent la pandémie pour balayer ces préoccupations et pour vendre ces technologies comme étant « sans contact » et « résistantes à la pandémie ». Vos enfants peuvent toujours recevoir une éducation, mais ils étudieront depuis chez eux. Vous n’avez pas besoin d’aller voir votre médecin, vous ferez une téléconsultation depuis votre maison. Et vous pouvez vous faire livrer vos colis sans que personne ne les touche.

 

Comment, selon vous, ces entreprises imposent-elles leur agenda ?

Ce qui se passe, c’est que l’on confie aux dirigeants de la tech la mission de réfléchir à la façon dont nous allons redémarrer notre économie. A New York, le gouverneur Andrew Cuomo a nommé Eric Schmidt, l’ancien dirigeant de Google, à la tête de la commission qui doit réinventer l’Etat de New York post-Covid-19. Il a aussi confié à la Fondation Bill et Melinda Gates la mission de « réinventer » l’éducation de demain. Tout cela en insistant sur la façon dont la technologie va totalement modifier notre façon de travailler, d’apprendre et de se soigner.

En temps normal, l’annonce concernant la Fondation Gates aurait provoqué d’énormes réactions dans une ville comme New York qui est organisée, syndiquée, politisée. Là, ça a à peine été noté. Nous sommes dans un moment de crise où tout le monde est dépassé. Les parents essaient de faire la classe à leurs enfants tout en poursuivant leur propre travail, ils sont épuisés.

Ne peut-il pas y avoir du bon dans l’éducation à distance ou la télémédecine ?

L’important, c’est que plusieurs options soient débattues. La réouverture des écoles n’est pas une décision facile à prendre mais il existe différentes manières d’envisager l’éducation. Si nous craignons que les salles de classe soient surpeuplées, nous pourrions embaucher plus d’enseignants, nous pourrions envoyer les enfants à l’école en faisant des roulements, nous pourrions développer l’éducation en plein air… Je ne dis pas que j’ai la solution, mais qu’il y a plus d’une option. Or, lorsque vous confiez aux entreprises technologiques la mission de trouver des solutions, les seules qu’elles proposeront sont celles qu’elles préconisaient avant la pandémie.

Dans votre dernier livre et lors de la campagne de Bernie Sanders, vous avez plaidé pour un « Green New Deal », un « Pacte vert ». Est-ce toujours le bon instrument dans le contexte actuel ?

Le « New Deal » [du président des Etats-Unis de 1933 à 1945] Franklin Delano Roosevelt, dont le « Green New Deal » s’inspire, était une réponse à la fois à la Grande Dépression et à la crise écologique du « Dust Bowl ». Il y a eu dans les années 1930 une crise agricole massive en raison de la mauvaise gestion des terres, qui a conduit à l’érosion des sols et a entraîné la migration d’agriculteurs vers les zones urbaines en pleine récession. Le « New Deal » était une tentative de faire face à ces deux crises en même temps. C’est la même chose aujourd’hui.

Le meilleur argument pour un « Green Deal », c’est qu’il est conçu pour faire face à la récession. Pour résoudre la crise climatique, on agit d’ordinaire en créant par exemple une taxe carbone, qui rend l’énergie et l’essence plus chères. Mais dès que l’économie ralentit, c’est la première chose qui est supprimée, pour soulager les populations. Le « Green Deal » ne place pas la taxe carbone au centre, il s’articule autour de la création d’emplois. C’est un programme de relance et c’est ce dont nous avons plus que jamais besoin.

Il est aussi plus facile, en période de ralentissement économique, de parler de tous les changements difficiles que nous devons envisager pour agir face à la crise climatique. Nous devons parler du transport aérien : il faut avoir un usage beaucoup plus rationnel et sélectif des voyages en avion. Avoir cette conversation est plus simple lorsque les compagnies aériennes sont en crise et que les gens ont peur de voler que lorsque le ciel est rempli d’avions.

 

Mais concrètement, l’emploi n’est-il pas le cœur du problème ? Ne pas soutenir certaines industries peu « vertes » risque de faire encore augmenter le chômage, et quelqu’un qui travaille dans l’industrie fossile, par exemple, ne deviendra pas du jour au lendemain ingénieur dans les énergies renouvelables…

Il faut soutenir les travailleurs même si on ne soutient pas les industries. Et dans ce cadre, il faut investir sérieusement dans les programmes de formation. Nous avons des gouvernements qui versent 80 % de leur salaire à des millions de salariés qui sont au chômage partiel. Si nous pouvons faire ça, nous pouvons les payer à se former, à se reconvertir.

Mais je ne pense pas que tous les aspects du « Green New Deal », tel que je le décris dans mon dernier livre, puissent être mis en œuvre de façon sûre dès maintenant, dans le contexte du Covid-19. Pour les deux prochaines années, il serait utile de se concentrer sur la guérison, celle des corps et de la Terre. Et de réfléchir à la façon de créer des emplois qui ont du sens pour des jeunes du monde entier en leur faisant faire des travaux de protection de la nature, de conservation des sols, des travaux qui ont un impact positif et leur permettent d’être avec d’autres jeunes. Cette pandémie est très brutale pour eux, ils ont beaucoup d’incertitudes quant à leur avenir.

Dans les années 1930, Franklin Delano Roosevelt a créé les Corps civils de protection de l’environnement spécifiquement pour les jeunes. Ils ont été envoyés dans des centaines de camps à travers les Etats-Unis pour bâtir des parcs naturels, tracer des sentiers, planter des arbres… Ça a été un programme très populaire.

 

Avons-nous vraiment le temps de « prendre le temps » de la guérison ?

A chaque fois que nous essayons d’accélérer pour revenir au niveau où nous étions avant la pandémie, le virus se propage de nouveau. On le voit dans les usines, qui redémarrent puis doivent fermer une nouvelle fois. Accélérer, c’est ce que le capitalisme veut que nous fassions. Le secteur des technologies veut que nous travaillions plus vite qu’auparavant, mais de chez nous. Mais la vitesse est l’ennemi. La bonne question à se poser, c’est comment nous pouvons vivre bien, de manière à protéger notre santé et celle de la planète.

Après avoir appuyé sur le bouton pause, on peut repartir comme avant ou pire, en faisant « avance rapide ». En Chine, les niveaux de pollution sont déjà revenus à un niveau plus élevé qu’avant la pandémie et des mesures de protection de l’environnement sont levées pour que l’industrie puisse repartir plus rapidement. Ce n’est pas une reprise, c’est du suicide.

Je crois que beaucoup de gens ont ressenti d’une manière très viscérale, lors de cette crise, à quel point notre système économique est en guerre avec la vie sur Terre. Car lorsque l’économie s’arrête, nos systèmes naturels commencent à récupérer. Nous avons besoin d’un réalignement entre les deux.

 

Est-ce que cela vous paraît possible d’y parvenir aujourd’hui ?

Je ne dis pas que c’est facile, mais ça ne l’était pas non plus avant la pandémie. Les gens avaient très peur de l’ampleur de ce qui devait changer. Quand j’étais en campagne avec Bernie Sanders, beaucoup de gens – des millions de personnes – étaient enthousiasmés par le « Green New Deal ». Mais ce n’était pas assez. Ceux qui ont voté pour Joe Biden ou Pete Buttigieg, plus centristes, disaient que c’était trop, trop gros, trop de changements. Maintenant, beaucoup comprennent que seule une réponse très audacieuse nous mènera quelque part.

Mais il ne faut pas être naïf. Aux Etats-Unis, nous entendons déjà parler d’austérité, de licenciements d’enseignants, de fermetures d’hôpitaux… Si la logique de l’austérité l’emporte, nous n’aurons jamais de « Green Deal » et nous aurons un « Screen New Deal ».

 

Quels moyens les citoyens ont-ils pour agir ?

Malgré le confinement, il y a eu beaucoup de manifestations pendant la pandémie. Il est très significatif qu’il y ait eu des manifestations de travailleurs d’Amazon, d’infirmières, d’ouvriers d’abattoirs qui réclamaient des moyens de protection. Des travailleurs qui ont dit : « Vous nous qualifiez de travailleurs essentiels mais vous nous sacrifiez. » Des travailleurs qui étaient sur la ligne de front de cette logique qui place le profit avant les vies humaines.

Pour ceux d’entre nous qui ne sont pas des travailleurs essentiels, qu’est-ce que cela signifie ? Que sommes-nous, des travailleurs superflus ? L’un des moyens de devenir essentiel consiste à nous tenir aux côtés de ces travailleurs, de soutenir leurs demandes. S’ils nous demandent de boycotter Amazon, nous boycottons Amazon. S’ils nous disent de ne pas manger de viande tant que leurs conditions de travail ne sont pas sûres, nous ne mangeons pas de viande. Et nous faisons pression sur notre personnel politique pour qu’ils soient protégés.

Perrine Mouterde

 

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