Pour la philosophe et psychanalyste, l’idée de «risque zéro» est un fantasme. Il faut donc se méfier de celui qui propose une totale protection. Un être autonome est moins facilement influençable qu’un individu gouverné par la peur.
Face à la menace terroriste et la crise migratoire, comment continuer à vivre sans céder à la panique sécuritaire ? Certains veulent fermer les frontières, d’autres avancent l’idée d’une présence armée accrue dans les transports en commun. Mais ces propositions rassurent-elles ou ne rappellent-elles pas plutôt sans cesse un danger imminent ? La philosophe et psychanalyste Anne Dufourmantelle, auteure de l’Eloge du risque (Payot 2011), explique que vivre suppose de prendre des risques. Et qu’aujourd’hui, ce sont les migrants, victimes des guerres au Moyen-Orient, qui nécessitent protection.
Dans un contexte de menace terroriste permanente, faut-il vivre surprotégé?
D’abord, la menace terroriste est toujours, aussi, une arme politique de contrôle des libertés. Toute réponse sécuritaire est déjà politique. Comment, en plus de protéger ou de prévenir, conforter des moyens de contrôle toujours plus performants ? Il faut se rappeler que tous les totalitarismes finissent par user de la menace terroriste pour liquider les alternatives.
Par ailleurs, dans un sens plus banal, la sécurité engendre la peur plus que l’inverse. Dès lors, sous la menace brandie médiatiquement d’une attaque à l’aveugle, la population devient paranoïaque, voire délatrice. Chaque acte terroriste active un peu plus l’idée d’un danger continu. L’abus de pouvoir qui s’exerce ensuite repose sur la potentialité d’une intrusion dangereuse, voire mortelle, qu’on ne peut déjouer que sous la forme d’un qui-vive perpétuel.
Quand il y a réellement un danger auquel il faut faire face pour survivre, comme par exemple pendant le Blitz à Londres, il y a une incitation à l’action très forte, au dévouement, au surpassement de soi. Pas au repli. A mon sens, si la menace des attentats après Charlie Hebdo avait duré disons des mois, un autre rapport à la menace réelle se serait mis en place dans la population, par-delà les directives étatiques. Une forme de solidarité active.
Face à une réalité extérieure anarchique et à l’horreur, la vie se réorganise, invente des petits rituels, des actions minuscules, des paroles magiques pour protéger un espace d’humanité. D’une certaine manière, l’angoisse perd du terrain car il existe un recours. Au contraire, se figurer un ennemi prêt à attaquer de loin en loin induit un état de paralysie, un sentiment d’impuissance qui en appelle à une instance maternante, supposément toute protectrice. «Big Brother» devient «Big Mother» comme l’a écrit le psychanalyste Michel Schneider. Aujourd’hui, nous désirons cette surprotection et sommes encouragés à rester dans le régime de la servitude volontaire.
Pourtant, le désir de sécurité ne peut être complètement satisfait car il y a toujours un risque…
L’idée de sécurité absolue - comme le «risque zéro» - est un fantasme. Elle fait appel à un sentiment d’impuissance archaïque et au désir de réparation qui s’y attache. Il faut se méfier de celui qui vous propose une sécurité totale, car cette mise à l’abri fonctionne souvent sur un mode pervers. Le prix de la protection devient vite très cher. On le voit dans les pactes mafieux. De l’infantilisation, on passe à la mise sous tutelle. Si vous voyez des forces de l’ordre patrouiller, c’est plus inquiétant que rassurant. Paradoxalement, les signes de protection réactivent le sentiment d’insécurité. Les lois sécuritaires provoquent des transgressions qui vont elles-mêmes justifier de nouvelles règles de sécurité, c’est un cercle vicieux. La vraie protection d’un être est une confiance aussi dans la capacité qu’il aura ou non d’éprouver sa liberté. Vivre, c’est prendre des risques par définition. Un être autonome est moins facile à influencer qu’un être gouverné par la peur.
Face à un danger imprévisible, la peur qui nous submerge est d’autant plus forte qu’elle nous renvoie à l’impossibilité de prévoir et d’anticiper. Nous sommes paralysés face au cataclysme et au non-sens. Etre victime d’une attaque terroriste, c’est être une victime «générique», c’est-à-dire, avoir été visé non pas individuellement mais parce qu’on appartient à un sexe, à une culture, à une religion, à une fonction sociale. C’est aussi s’être trouvé au mauvais moment au mauvais endroit. Cette absurdité fatale est insupportable en un temps où le «destin» a fait place au quotidien et où le hasard est une espèce en voie de disparition technique.
Refuser le risque, c’est refuser de vivre ?
On dit en français, «risquer sa vie», mais peut-être devrait-on dire : «risquer "la" vie». Etre entièrement vivant est un risque. Peu d’êtres le sont. Il y a beaucoup de zombies, de morts-vivants, de vies atténuées par la «maladie de la mort» comme la nommait Kierkegaard. Ce risque est celui qu’un autre philosophe disparu sous la torture, Jan Patocka, appelait «la vie dans l’amplitude».
Pourquoi une telle recherche de protection alors ?
Une des choses qui caractérise l’être humain, c’est cette première respiration du nouveau-né, qui est une souffrance, peut être aussi une extase, en tout cas, un passage radical. La vie est métamorphose, elle commence avec ce risque. L’homme est un néotène, un être inachevé qui a besoin d’être protégé pour sa survie, contrairement à d’autres espèces animales. Si, au départ, il n’est pas entouré de soins et de parole, il est en danger de mort. Ces premiers temps de notre être sont marqués par cette association vie - survie et ancrés dans notre mémoire, puis refoulés ensuite. Quand on fait appel à la menace et à la peur, je crois qu’une part de nous revient à ce premier temps de la vie, à sa vulnérabilité fondamentale.
Comment évacuer ce sentiment de peur ?
Je n’ai pas la réponse. D’un point de vue analytique, il y a un apprivoisement possible de la peur en l’accueillant. Quand on admet sa peur, sa finitude, une confiance peut renaître à partir de cette vulnérabilité. Si on fait de la peur quelque chose de négatif, on la verrouille. Comme les mécanismes d’anxiété ou névrotiques, la peur est formatée par le passé, elle considère l’avenir à partir du vécu. La névrose a horreur de l’inédit. On peut déjà désarmer la peur si on identifie ce mécanisme de renvoi au passé, de répétition systématique. Parfois, il faudrait pouvoir refuser une proposition sécuritaire. Qu’il y ait un appel à la vigilance d’accord mais tout en restant dans la confiance. Quelqu’un qui ne va pas renoncer à se risquer dehors et à agir alors que sur son trajet il a été bombardé, c’est quelqu’un qui pose une pierre importante, à son échelle, contre la terreur.
Comment expliquer cette injonction paradoxale : vouloir plus de sécurité tout en souhaitant conserver ses libertés ?
Cette injonction n’est pas tellement paradoxale, elle est plutôt infantile. Elle nous ramène à cet âge de la vie qui veut à la fois le cocon protecteur et l’ivresse des expériences un peu transgressives. Le goût de la liberté est très partagé mais la force d’en supporter le risque, beaucoup moins.
Je vais aussi répondre un peu à côté de votre question : ceux qui, aujourd’hui, nécessitent protection, ce sont les victimes de ces guerres iniques qui embrasent le Moyen-Orient dont nous sommes collectivement responsables. Je parle de ceux qu’on appelle «migrants» (terme qui achève de les installer dans une errance perpétuelle). Ceux-là ne vivent pas sous une menace terroriste récupérée par les gouvernements à des fins de contrôle, non, ceux-là survivent, en effet, sous la terreur, et tentent d’y échapper. Il est de notre devoir d’ouvrir nos frontières, car la loi d’hospitalité inconditionnelle est la première règle humanisante d’une civilisation. N’oublions pas que nous serons, un jour, à notre tour, les migrants de demain, et c’est nous qui implorerons hospitalité et protection. Quelle sécurité alors nous sera opposée ?