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« Résister à la rhétorique guerrière au temps du coronavirus » | Déborah Brosteaux et Juliette Lafosse

[Avec la propagation de l'épidémie du Covid-19 nous avions rarement vu un tel appel à la mobilisation de la société civile par les gouvernements de l'Europe occidentale. Cette mobilisation sera véhiculée notamment par une rhétorique martiale, discours et actes qui prennent le schème guerrier comme cadre de référence pour appréhender l'événement. Déborah Brosteaux et Juliette Lafosse pensent les déplacements effectifs qu'une telle rhétorique peut opérer.]

Déborah Brosteaux et Juliette Lafosse sont philosophes et membres du Groupe de Recherche sur l’Expérience de Guerre (ULB)                                                                                                                                                                                                                                                                                                           

À en croire une rhétorique ambiante qui ne cesse de surgir dans les discours médiatiques, les déclarations officielles et les conversations quotidiennes, nous serions « en guerre contre le coronavirus ». Lorsqu’on essaye de saisir, en ralentissant un peu, « ce que cela signifie » au juste, la guerre faite à un virus, on ne rencontre rien d’autre qu’associations vagues, pathos et contre-sens historiques. Rien qui ne permette de qualifier la gestion d’une épidémie comme état de guerre, rien qui ne permette d’identifier un virus en tant qu’« ennemi ». Étant entendu que la guerre désigne des situations de violence organisée, codifiée, qui résultent d’intentions, d’affrontements entre ennemis doués de volonté et de stratégie. Ce qu’on rencontre ici, c’est avant tout un usage métaphorique de la guerre, mais qu’on viendrait plaquer littéralement sur la réalité, nous empêchant alors de la penser sans la déformer.

 

Mais si maintenant, comme le proposait le philosophe Gilles Deleuze, on déplaçait la question pour demander non plus « Qu’est-ce que cela signifie ? », mais plutôt : « Qu’est-ce qu’il veut, celui qui dit ceci, qui pense ou éprouve cela ? ». « Qu’est-ce qu’il veut, celui qui traduit l’épidémie dans les termes de la guerre ? » Par là, on ne sous-entend pas qu’il y a de grandes intentions et de grands plans dissimulés derrière les mots, mais il s’agit plutôt de montrer « qu’il ne pourrait le dire, le penser ou le sentir, s’il n’avait telle volonté, telles forces, telle manière d’être. » Vu sous ce nouvel angle, l’ennui n’est pas seulement que cette rhétorique passe à côté du problème. Ce qui réveille et réclame notre inquiétude, c’est qu’une telle évocation de la guerre tend, consciemment ou non, à infléchir le problème, à le déplacer effectivement, et à réduire nos perspectives.

 

Si en effet cette rhétorique fonctionne, si nous la comprenons immédiatement, c’est qu’elle joue efficacement sur un des grands ressorts de ce que nous expérimentons aujourd’hui : jamais encore nous n’avions, chacune et chacun d’entre nous sans exception, été embarqués de manière si abrupte et si entière dans un évènement face auquel l’attention planétaire retient son souffle. Nous n’avions jamais encore, pour la grande majorité d’entre nous, été à ce point mobilisés par un phénomène qui touche à l’entièreté de notre existence collective. Nous avons certes l’habitude d’être en permanence intégrés et assujettis à des dynamiques qui nous traversent collectivement, mais nous ne sommes pas accoutumés à une telle mobilisation, dans un évènement qui bouleverse de manière aussi consciente, de manière à la fois si volontaire et contrainte, l’entièreté de notre vie sociale et professionnelle, le moindre de nos mouvements, de nos gestes hier encore les plus anodins, l’intimité la plus quotidienne de nos foyers. Où chacune de nos petites chroniques personnelles, notre ennui ou notre fatigue, notre promiscuité ou notre solitude, le moindre signe de fièvre ou de toux, le moindre échange, le moindre message, vient rejoindre à ce point l’actualité du monde, la Une de tous les médias. Encore moins sous le prisme d’un effort qui serait à fournir par chacun au nom de tous. Et c’est cette expérience-là, tout d’abord, qui rend si efficace cette traduction de l’épidémie – ou plutôt de la manière dont nous y répondons – dans les termes de la guerre. Car il est vrai qu’une telle expérience fait écho à quelque chose qui, pendant les guerres mondiales, a pris le visage de la guerre, sous forme de la mobilisation générale.

 

Il y aurait donc bien quelque chose qui prête le flanc à sa traduction dans les termes de la guerre dans la mesure, justement, où elle nous plonge dans les ressorts de la mobilisation. Fut-ce une mobilisation « inversée », pour la plupart d’entre nous (et bien « à l’endroit », pour une minorité), qui réclame avant tout notre retrait des affaires communes. Ce faisant on renoue, par une voie inattendue, avec un des plus vieux ressorts modernes de la politique et de l’État : l’État, qui prétend incarner la politique, a besoin pour assurer et légitimer son pouvoir de se faire l’expression et le garant de quelque chose qui traverse la société civile de l’intérieur, une expérience qui l’unit véritablement, qui en fait un peuple. Et cette expérience, c’est ce que disait déjà Hegel, se révèle par excellence dans la guerre, dans l’esprit de corps qui naît face au danger existentiel que représente l’ennemi commun. C’est d’ailleurs ce qui a servi de levain aux nationalismes du XXe siècle. Autrement dit, parler de guerre ici, c’est renouer avec les fictions historiques par lesquelles elle s’est érigée en horizon de la politique, en principe de la communauté.

 

C’est une fiction, non, vraiment, ce n’est pas la guerre. Mais il est vrai que notre époque complique les choses, elle nourrit la confusion, car elle n’a pas arrêté de mettre en crise, justement, ce que la guerre est « vraiment ». Les conflits armés de notre temps n’arrêtent pas de se glisser dans des dynamiques qui ne leur appartiennent pas en propre, d’inquiéter toutes les catégories qui confèrent à la guerre ses limites. Nous nous sommes habitués à traiter la guerre comme quelque chose de flou et de confus, et c’est comme si nous assistions aujourd’hui à l’extrapolation de cette confusion qui se met à tourner en roue libre. Mais cette fiction produit, ce faisant, des glissements effectifs. Il ne faudrait surtout pas négliger les effets de cette traduction du langage de l’épidémie vers le langage de la guerre. En effet la guerre, la « vraie guerre », en passe toujours par des opérations de langage. Ce n’est pas, à strictement parler, la guerre avant qu’on la nomme, avant qu’on la désigne comme guerre. Le fait que l’assassinat d’un archiduc, ou un attentat, bascule en « état de guerre », passe par la manière de dire l’évènement : « c’est la guerre », « nous sommes en guerre ». La guerre est toujours rendue possible par certaines « opérations magiques », qui en passent par les déclarations et plus généralement par le langage. De quoi, dès lors, se méfier radicalement des métaphores. Autrement dit : non, l’épidémie ce n’est définitivement pas la guerre, à moins qu’on la transforme activement en quelque chose de guerrier. Méfiance par rapport à la façon dont, consciemment ou non, on traduit la situation en moment guerrier : car si cela participe à confondre la guerre avec ce qu’elle n’est pas, cela encourage tout autant des pratiques qui ne sont pas loin de nous y mener (Etat d’urgence, déploiement de drones, traçage de données, etc.).

 

Méfiance à l’égard de ces effets de traduction, d’autant plus lorsqu’une série de mesures qui sont prises, chez nous ou autour de chez nous, pour affronter l’épidémie entretiennent des rapports d’affinité, de promiscuité (mais non pas directement d’équivalence) avec des mesures qui peuvent être prises en temps de guerre : instauration d’États d’urgence, fermeture des frontières, mobilisation des armées, confinement des populations, couvres-feux. S’il nous faut résister à une lecture qui lirait d’emblée la prise en charge de l’épidémie comme une mobilisation guerrière, qui imbriquerait directement l’une à l’autre ces deux réalités, force est néanmoins de noter leur porosité. Porosité, car il semble a priori impossible de localiser, de manière assurée et définitive, les points où cela bascule : l’intervention en tant que telle de l’armée, ou le moment où cette intervention devient sécuritaire ? Le déploiement des drones dans nos villes afin de surveiller la population, ou déjà le traçage via nos données informatiques ? Les pouvoirs spéciaux que confère l’état d’urgence sanitaire, ou seulement certains excès de ceux-ci ? Face à tous ces effets de glissements de terrain, nous ne possédons pas de critère définitif qui permettrait a priori de tracer une ligne de démarcation, qui permettrait de dire une fois pour toutes : « c’est là que ça bascule ». Raison de plus pour se méfier et pour freiner tout ce qui vient renforcer, accélérer, étendre ces glissements. L’invocation de la guerre et de son monde dans le langage est à la fois ce qui produit de telles intensifications, mais aussi ce qui rend ces mouvements visibles, ce qui peut nous mettre la puce à l’oreille.

 

Méfiance, tout autant, à l’égard de nos bonnes intentions qui érigent les professions débordées par les circonstances (et dont la précarité est mise en lumière par celles-ci) au rang de héros : effet de langage guerrier qui a le douloureux revers d’empêcher ces intervenants (soignants, éboueurs, caissiers, et bien d’autres encore, dont l’extraordinaire travail n’est pas ici relativisé) de revendiquer les mesures et ressources qui devraient s’imposer : le héros combat contre vents et marées et son courage n’attend pas les dispositions générales. Saluer l’héroïsme, paradoxalement, c’est aussi faire taire des revendications qu’il faut absolument entendre.

 

Méfiance, enfin, vis-à-vis de toutes les analogies historiques avec les guerres passées qu’on entend sans cesse. Elles situent la crise présente à l’intérieur de récits, de manière d’écrire et de raconter l’histoire, qui nous habituent et nous préparent à inscrire ce que nous vivons dans l’horizon de la guerre. « Nous n’avons plus connu une telle épreuve depuis la seconde guerre mondiale » ; « les hôpitaux sont transformés en tranchées » (faut-il rappeler que la tranchée est un lieu depuis lequel s’administre, non pas des soins, mais la mort ?) ; « la récession économique que nous nous apprêtons à affronter sera comparable à celle qui suivi la crise de 29 ». Par de telles références, la guerre s’invite comme point de repère à partir duquel notre situation, son ampleur, sa gravité devient lisible. Mais ce faisant, l’usage prépare un terrain sur lequel notre histoire risque de continuer à s’écrire dans les termes de la guerre.

 

À ceux qui seraient « en mal d’imaginaires guerriers », rappelons un étrange paradoxe : de nombreuses guerres ont déjà cours, elles déchirent déjà les mondes, nos États et nos économies les alimentent régulièrement, et nous ne cessons pas de les euphémiser, de les oublier, de refouler leurs survivants à nos frontières. La plupart des guerres, et de leurs conséquences (déplacements de populations, famines, crises sanitaires, etc.), qui ont cours passent sous le radar des discours politiques et de nos consciences citoyennes à partir de qualifications qui leur refusent un statut guerrier : conflits armés, opérations pour la paix, et on en passe. Étrange dialectique, qui d’un côté dépolitise et euphémise la guerre, tente de la réduire à quelque chose qui s’administre au loin et qui somme toute ne nous concerne pas, et puis inversement qui traduit dans les termes de la guerre, avec pompes et fanfares, ce qui peut, et ce qui doit absolument s’en passer. Pourtant il y a bien un point où la réalité des guerres en cours et la réalité du Covid-19 s’entrechoquent : c’est, face à la propagation de l’épidémie, la vulnérabilité extrême dans laquelle se trouvent les populations dont les pays sont actuellement ravagés par ces mêmes conflits, qui sont déjà en situation de crise sanitaire inouïe, notamment en Syrie, en bande de Gaza, dans les camps surpeuplés aux frontières de l’Europe. L’imaginaire guerrier n’est bien sûr ici d’aucun secours, seule une solidarité internationale, à réinventer de toute urgence car partout offensée, partout défaillante, peut endiguer un tel désastre.

 

L’épidémie que nous traversons a ouvert un temps dans lequel s’expérimentent et se pensent différemment nos existences, nos peurs et nos souffrances, nos vulnérabilités, nos efforts et nos espoirs. C’est un temps qui fragilise nos vies collectives, mais dans lequel en même temps du collectif n’arrête pas de se réinventer. Où l’isolement nous fait éprouver la fragilité de notre monde commun, mais nous permet également de faire le point sur ce à quoi nous tenons, et inversement d’expérimenter la mise en suspens, l’interruption, d’une série de choses dont nous ne voulons plus.  Nous nous tenons sur une tranche, un point de bascule, où se fait concrète la nécessité de trouver des récits dans lesquels inscrire cette épreuve collective. Les mesures de confinement ne doivent pas nous faire oublier que le combat à mener est avant tout social et politique, et ce n’est pas le moment de ressortir pour y répondre les vieux oripeaux des Nations et de leurs peuples, aussi héroïques soient-ils, qui se nourrissent de la guerre et l’amplifient en retour. La lutte contre le coronavirus n’est pas « une guerre sans arme », comme on a pu l’entendre : c’est un phénomène inédit dont les enseignements à tirer seront décisifs pour nos choix futurs.

 

Version augmentée de la carte blanche parue dans le Soir du 8 avril 2020.

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