Après le Covid, «relancer l’économie» ? L’auteur du best-seller sur les «bullshit jobs» voit surtout la relance de ce «secteur à la con» où des managers supervisent d’autres managers, où des administrateurs contrôlent hôpitaux et écoles. Une aberration économique.
Tribune. En Angleterre et aux Etats-Unis, on parle sans cesse du besoin de «relancer l’économie», de «faire repartir notre économie pour qu’elle puisse tourner à plein», entre autres expressions du même acabit. Ces phrases donnent l’impression que l’économie serait une espèce d’énorme turbine vrombissante qu’on a temporairement mise à l’arrêt et qui doit reprendre du service le plus vite possible. On nous incite souvent à penser l’économie en ces termes, alors même qu’on nous disait, il n’y a pas si longtemps, que la machine tournait toute seule. Elle n’avait hélas pas de bouton «pause» ou «marche-arrêt», et si elle en avait un, mieux valait en tout cas ne pas appuyer sur «arrêt», car les conséquences auraient été immédiates et désastreuses. Mais voici que nous découvrons, étonnés, que ce bouton existe bel et bien. On peut être néanmoins tenté de pousser la réflexion un peu plus loin : que désignons-nous au juste quand nous parlons d’«économie» ? Au fond, si une économie est le système permettant de faire vivre les gens, de les nourrir et de les habiller, de les loger et même de les divertir, alors, pour la plupart d’entre nous, l’économie tournait à merveille pendant le confinement. Mais si l’économie n’est précisément pas l’approvisionnement en biens et services de première nécessité, qu’est-elle donc ?
Tout individu sensé, on s’en doute, ne serait pas mécontent de voir les nombreuses activités qui composaient notre vie sociale reprendre là où elles s’étaient arrêtées : des bistrots aux bowlings, en passant par les universités. Seulement voilà : ce sont des activités qui, pour la plupart d’entre nous, ressortissent à «la vie», non à «l’économie». Et force est de constater que nos politiques n’ont pas inscrit la vie à leur ordre du jour. Mais puisqu’ils disent aux gens de la risquer, leur vie, pour le bien de l’économie, il est fondamental de comprendre ce qu’ils entendent par ce mot.
Bien que cette notion soit aujourd’hui considérée comme un fait naturel, l’idée même d’un système désigné sous le terme d’«économie» est un concept relativement récent. Il aurait été incompréhensible pour Luther, Shakespeare ou Voltaire. Peu à peu, la société a accepté son existence, mais la réalité qu’il recouvre est restée mouvante. Ainsi, lorsque le terme d’«économie politique» est entré dans l’usage courant, au début du XIXe siècle, l’idée qu’il désignait était très proche de l’«écologie» (sa cousine étymologique) : les deux termes s’appliquaient à des systèmes dont on considérait qu’ils se régulaient d’eux-mêmes, et qui, tant qu’ils conservaient leur équilibre naturel, produisaient un surcroît de richesse - profits, croissance, nature abondante… - dont les humains pouvaient jouir sans limite.
Un excès glorifié
Mais il semble que nous ayons atteint un stade où l’économie désigne non pas un mécanisme censé pourvoir aux besoins humains ou même à leurs désirs, mais majoritairement à ce petit surplus, la cerise sur le gâteau : ce qui naît de l’augmentation du PIB. Pourtant, le confinement nous l’a assez montré : ce n’est que de la poudre aux yeux. Pour le dire autrement, nous avons atteint le point où l’économie n’est qu’un vaste nom de code pour une bullshit economy, une «économie à la con» : elle produit de l’excès, mais non un excès glorifié pour sa propre superfluité, comme l’aristocratie aurait pu le faire jadis - un excès cultivé avec violence et présenté comme le royaume de la nécessité, de l’«utilité», de la «productivité», bref, d’un réalisme froid et forcené.
Or ce qu’on nous somme de faire repartir en «relançant l’économie», c’est précisément ce secteur à la con où des managers supervisent d’autres managers, le monde des consultants en RH et du télémarketing, des chefs de marques, des doyens supérieurs et autres vice-présidents du développement créatif (secondés par leur cohorte d’assistants), le monde des administrateurs d’écoles et d’hôpitaux, ceux et celles qu’on paie grassement pour «designer» les visuels des magazines dédiés à la «culture» en papier glacé de ces entreprises dont les cols-bleus à effectif réduit et en perpétuelle surchauffe sont forcés de s’atteler à des monceaux de paperasserie superflue. Tous ces gens dont le boulot, en somme, consiste à vous convaincre que leur boulot ne relève pas de l’aberration pure et simple. Dans l’univers corporate, nombreux sont les employés qui n’ont pas attendu le début du confinement pour être intimement convaincus qu’ils n’apportaient rien à la société. Aujourd’hui, travaillant presque tous à domicile, ils sont bien obligés de regarder la réalité en face : la partie nécessaire de leur travail quotidien est pliée en un quart d’heure ; mieux, les tâches qui doivent impérativement être effectuées sur place - attendu qu’elles existent - le sont beaucoup plus efficacement en leur absence. Un coin du voile a été levé, et les appels à «faire repartir l’économie» dominent dans le chœur de nos politiques, terrifiés à l’idée que le voile pourrait se lever pour de bon si on tarde trop à venir le baisser.
Cette question est d’une importance cruciale pour la classe politique en particulier, car c’est fondamentalement une question de pouvoir. Tous ces bataillons de larbins, de gratte-papier et de rafistoleurs professionnels, je crois qu’il faut les voir comme la version contemporaine du serviteur féodal. Leur existence est la conséquence logique de la financiarisation, ce système où les bénéfices de l’entreprise découlent non pas de la production ou même de la commercialisation de biens quelconques, mais d’une alliance toujours plus forte entre les bureaucraties entrepreneuriales et gouvernementales, créées pour produire de la dette privée et devenant de plus en plus nébuleuses à mesure qu’elles s’imbriquent. Pour donner un exemple concret de ce système : récemment, une amie artiste s’est mise à fabriquer des masques en quantité industrielle pour les offrir à celles et ceux qui travaillent en première ligne. Et voilà qu’elle reçoit un communiqué en vertu duquel il lui est interdit de distribuer des masques, même gratuitement, sans avoir préalablement souscrit à une licence très onéreuse. Une demande à laquelle personne ne pourrait satisfaire sans emprunter ; ainsi, on ne demande pas seulement à l’individu de commercialiser son opération, mais aussi de fournir à l’appareil financier sa part de toutes les recettes futures. N’importe quel système fonctionnant sur le principe d’une simple extraction de fonds serait ainsi censé redistribuer au moins une part du gâteau pour gagner la loyauté d’une certaine partie de la population - ici, en l’occurrence, les classes managériales. D’où les boulots à la con.
Comme l’a révélé la crise de 2008, les marchés financiers globaux ne sont que des outils permettant de spéculer sur les prochaines stratégies de recherche de rente - un système fondé sur la puissance militaire américaine. En 2003, Immanuel Wallerstein avait même émis l’idée que tout le consensus de Washington des années 90 reposait sur cette réalité : pris d’une peur panique face au déclin de la domination industrielle américaine et aux avancées inexorables de l’Europe, de l’Asie de l’Est et des Brics [pays émergents : Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud, ndlr], l’empire américain faisait une tentative désespérée pour entraver la progression de ses concurrents en insistant sur la «réforme des marchés», une réforme dont l’effet principal serait de forcer ces derniers à adopter le même modèle d’entreprise, cette bureaucratie inepte et dilapidatrice qui avait cours aux Etats-Unis. Ce sont ces gens-là qu’un Donald Trump ou un Boris Johnson veulent à tout prix remettre au travail : ceux qui fabriquent non pas les masques, mais les licences d’exploitation.
Fameuse productivité
Il est évident que nous nous porterions mieux si de nombreux emplois mis entre parenthèses étaient bientôt rétablis ; mais il y en a peut-être davantage encore que l’on aurait tout intérêt à ne pas voir revenir - à plus forte raison si nous voulons éviter la catastrophe climatique absolue. (Songeons un peu à la masse de CO2 recrachée dans l’atmosphère et au nombre d’espèces animales éradiquées pour toujours, à seule fin d’alimenter la vanité de ces bureaucrates qui, plutôt que de laisser leurs laquais travailler de chez eux, préfèrent les garder sous la main en haut de leurs tours scintillantes.)
Si tout cela ne nous semble pas criant de vérité, si nous ne nous questionnons pas plus que ça sur le bien-fondé de la relance de l’économie, c’est parce qu’on nous a habitués à penser les économies à l’aune de cette vieille catégorie du XXe siècle, la fameuse «productivité». On sait que nombre d’usines ont fermé leurs portes, peut-être toutes. On sait aussi que les stocks de frigos, de blousons en cuir, de cartouches d’imprimantes et autres produits d’entretien ne se réapprovisionneront pas tout seuls. Mais si la crise actuelle nous a permis de tirer un constat, c’est bien que seule une infime partie de l’emploi, même le plus indispensable, est véritablement «productive» au sens classique - à savoir qu’elle produit un objet physique qui n’existait pas auparavant. Et la plupart des emplois «essentiels» sont en fait une déclinaison de la chaîne du soin : s’occuper de quelqu’un, soigner un malade, enseigner à des élèves, déplacer, réparer, nettoyer et protéger des objets, pourvoir aux besoins d’autres êtres ou leur garantir les conditions dans lesquelles ils peuvent s’épanouir. Ainsi, les gens commencent à se rendre compte que notre système de compensation est éminemment pervers, car plus on travaille pour soigner les autres ou les enrichir de quelque manière que ce soit, moins on est susceptible d’être payé.
Ce que l’on perçoit moins, c’est à quel point le culte de la productivité, dont la principale raison d’être est de justifier ce système, a atteint un point où il se grippe lui-même. Tout doit être productif : aux Etats-Unis, le bureau des statistiques de la Réserve fédérale [la Banque centrale américaine] va jusqu’à mesurer la «productivité» de l’immobilier ! Où l’on voit bien que le terme n’est qu’un euphémisme désignant en réalité les «bénéfices». Mais les chiffres émanant de cet organisme montrent aussi que la productivité des secteurs de l’éducation et de la santé est en berne. Il suffit de faire quelques recherches pour constater que les secteurs du soin sont précisément ceux qui sont le plus submergés par des mers, des océans de paperasse ayant pour but ultime de traduire des résultats qualitatifs en données quantitatives, lesquelles pourront ensuite être intégrées à des tableaux Excel, afin de prouver que ce travail a une quelconque valeur productive - en faisant évidemment obstacle à l’enseignement, à l’accompagnement ou aux soins bien réels. Vu que les faiseurs d’additions et les experts en efficacité ont été les premiers à déserter hôpitaux et cliniques au début de la pandémie, quantité de travailleurs en première ligne et autant de patients ont pu se rendre compte par eux-mêmes que la machine tourne bien mieux sans ces gestionnaires.
On comprend alors que les exhortations à relancer l’économie ne sont que des incitations à risquer notre vie pour permettre aux comptables de retrouver le chemin de leur box. C’est pure folie. Si l’économie peut avoir un sens réel et tangible, ce doit être celui-ci : les moyens grâce auxquels les êtres humains pourront prendre soin les uns des autres, et rester vivants, dans tous les sens du terme. Qu’exigerait cette nouvelle définition de l’économie ? De quels indicateurs aurait-elle besoin ? Ou faudrait-il renoncer définitivement à tous les indicateurs ? Si la chose s’avère impossible, si ce concept est déjà trop saturé d’hypothèses fallacieuses, nous serions bien inspirés de nous souvenir qu’avant-hier, l’économie n’existait pas. Peut-être que cette idée a fait son temps.
Traduit de l’américain par Alexandre Pateau et publié sur Libération
L'anthropologue et économiste américain David Graeber est l'auteur de : Dette : 5 000 ans d’histoire (2013) et de Bullshit Jobs (2018), aux éditions les Liens qui libèrent.