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De la force d’attraction terrestre (et de ceux qui tentent d’y échapper) | Oriane Petteni

Cette parabole cosmologique autour du thème "Nos vies valent plus que leurs profits" met en évidence l'existence d'une longue tradition philosophique, dont Hegel serait le parangon, qui aspire à se libérer définitivement de la matérialité, de l'attraction terrestre et des déterminations propres aux conditions de vie sur terre. Que signifie politiquement la tendance à la dématérialisation absolue?

 

Ça faisait quelque temps déjà que je taquinais l’idée de lire certaines des pages les plus exubérantes de quelques vénérables classiques allemands comme des romans de science-fiction.  Je n’étais pas tout à fait la seule que cette manie fantasque avait saisie, puisqu’une petite troupe de philosophes contemporains s’était récemment évertuée à souligner, dans un volume collectif faisant à peu près la taille de ma table basse, les troublantes contiguïtés entre l’énigmatique Absolu de l’idéalisme allemand et la forme prise par le capitalisme financier contemporain - le trading haute-fréquence. Le point commun des deux mystérieuses entités reposait selon eux sur un désir effréné de se libérer du poids de la matérialité pour rejoindre la vitesse pure et quasi-immatérielle de la lumière. Parce que le vivant, c’est bien gentil, mais ça se nourrit, ça se repose, ça se reproduit, ça s’amuse même parfois. La matière, c’est bien gentil, mais enfin ça freine la circulation des ondes et des flux de communication dématérialisés, dont le modèle suprême est la divine fluidité de circulation de la lumière. Tout cela ralentit sacrément la noble course de l’esprit, et le temps c’est de l’argent.

On pourrait penser que j’exagère. Pourtant, en y regardant de plus près, les textes sont formels : le mouvement du fameux esprit hégélien est en réalité celui d’une formidable tentative de libération du joug de l’attraction terrestre. Ni plus, ni moins. Si vous lisez la physique organique c’est très clair : les stades de la nature sont hiérarchisés en fonction de leur capacité à échapper aux lois de la pesanteur. L’esprit hégélien comme une fusée lancée à toute vitesse, à grand renfort de carburant, pour échapper aux effets de l’attraction terrestre. « Vitesse de libération » ou « vitesse d’évasion » comme ils appellent ça dans le milieu de la conquête spatiale. Il faut relire certains passages terrifiants d’Hegel - monstre sacré de la première moitié du XIXème siècle, soit les débuts de l’anthropocène - dans lesquels la nature se met à mort puis se consume dans les flammes pour laisser la place au règne de l’esprit, sorte d’intelligence artificielle désormais débarrassée de la contingence des corps humains et d’un morne destin qui la limitait à un champ d’action réduit au terrestre.

De mon côté, mea culpa, je n’ai jamais aimé la SF mainstream, pour une raison très simple : le caractère aseptisé de ses univers ultratechnologiques (ou ce que je m’en représentais de loin) m’a toujours retourné l’estomac. Ce dernier, bien plus rapide que le cerveau, anticipe sans doute à quel point ce monde est contraire à ses bas intérêts organiques. Plus aucune chaleur de la part de ses personnages occupés à couper définitivement le cordon avec leur déterminisme terrestre, en se plaçant dans toute sorte d’environnements tous plus inhospitaliers les uns que les autres, qu’il s’agit presque toujours de domestiquer et de plier aux normes de l’homo capitalisticus. J’ai bien conscience que c’est atrocement ringard de ma part, mais c’est comme ça, je suis une grande sentimentale attachée à ma condition terrestre et au contact avec mes complanétriotes. On peut aussi voir les choses autrement, et envisager ma répulsion instinctive pour la SF comme l’expression d’un profond déni, d’une volonté de se voiler la face pour ne pas se confronter à la terreur de certains mondes possibles, qui ne paraissent pas toujours aussi lointains qu’on le souhaiterait.

Alors évidemment, j’ai dû revoir ces coquetteries lorsque je me suis réveillée un matin, non pas transformée en cafard comme le célèbre G. Samsa, mais dans le monde dystopique de mes pires cauchemars SF. Au départ on se lève, tout semble normal, l’appartement n’a pas bougé, tout est en ordre. C’est progressivement qu’on réalise que quelque chose ne va pas. On allume la radio, et notre émission préférée est interrompue par une voix métallique psalmodiant des injonctions sécuritaires et sanitaires. On descend faire les courses et on croise le voisin qui porte un masque d’hôpital. Sur la route, déserte, les bancs publics sont croisés de bandes plastiques indiquant « Politie ». Dans le ciel, un bourdonnement vient interrompre la symphonie aviaire renaissante : l’œil d’un drone, répugnant scarabée téléguidé, nous observe. Pour peu qu’on rencontre quelqu’un par hasard et qu’on s’arrête pour discuter un peu, un mégaphone comme sorti de nulle part nous crie « circulez, pas de rassemblement ». Découragé, on rentre chez soi se réfugier derrière un écran : là aussi, impossible d’échapper à l’Evénement, il est partout, les blouses blanches et les morts se succèdent dans ce qui nous restait de vitrine sur le monde. S’il était encore besoin de prouver que la politique n’est pas une sphère à part et autonome, à laquelle on est libre de s’intéresser ou pas, je crois que là c’est à peu près clair.

Les premiers jours du confinement - face à l’avènement de ce que le tintamarre des sonnettes d’alarmes tirées de toute part laissait entendre depuis un certain temps déjà - ont été marqué par un état de deuil mélancolique ainsi qu’un considérable ralentissement de ma « « productivité » ». Ça n’est pas nouveau, ça arrive périodiquement à chaque grand échec politique mais d’habitude la vie finit par reprendre ses droits. Là, cette dernière étant réduite à peau de chagrin, ça risquait de s’installer sérieusement. C’était l’impression d’un immense gâchis de vies singulières sacrifiées à l’autel de l’esprit universel. L’impression que le futur est confisqué par une bande de voyous (j’exagère ? Regardez Bolsonaro et sa clique pour ne citer que lui. Regardez « Adults in the room » pour voir comment on assassine une population). Et le regret nostalgique, il faut bien le dire, de deux-trois libertés fondamentales. D’où peut-être, dans les premiers temps, un sentiment de vacuité totale à l’idée d’écrire quoi que ce soit. Est-ce que la condition même de l’écriture, ce n’est pas de pouvoir se projeter un minimum dans le futur, d’espérer que celui-ci aura lieu ? Et par futur, je n’entends pas le matin qui suit la nuit précédente, mais un temps qualitativement différent de celui du présent éternel dans lequel nous semblons enfermés.

J’ai alors repensé à un très beau texte de Lyotard, intitulé « Peut-on penser sans corps ? ». Le philosophe français souligne que la pensée humaine, et partant la philosophie, est originairement un événement intrinsèquement terrestre. Bien mieux, elle est conditionnée par le rapport Soleil-Terre, qui détermine la temporalité finie, bien qu’extrêmement longue, de l’horizon de la pensée humaine. Comme l’écrit sèchement Lyotard, « dans 4,5 milliards d’années, décès de votre phénoménologie, de vos politiques utopiques, et personne pour sonner le glas ni l’entendre ». Vous l’aurez compris, on peut reformuler la question ainsi : « Peut-on penser sans Terre ? ». Ou encore, que faire lorsque l’astre intérieur, généreuse ressource de sens, menace de ne plus se lever, malgré les garanties pluriséculaires de la philosophie transcendantale kantienne ?

L’une des réponses « classiques » à la perspective de la mort (symbolique ou réelle) de l’étoile qui abreuve énergétiquement notre planète, c’est celle de la fuite en avant– on se barre sur Pluton en abandonnant le navire terrestre à son triste sort. C’est ce que Ursula K. Le Guin, grande figure de la SF féministe, appelle la conception spatiale du futur. « Espace et avenir sont synonymes : ils désignent un lieu où nous allons arriver, que nous allons envahir, coloniser, exploiter, transformer en zones résidentielles ». C’est toute la course au progrès et à la conquête spatiale. Celle-ci nous permettrait enfin de larguer les amarres et de couper définitivement les liens avec la Terre-mère - devenue sorcière ménopausée improductive - en vue de l’aménagement hors sol d’un avenir totalement maîtrisé aux airs d’éternité. Face à cette attitude, qui rappelle un peu celle de l’aristocrate XIXème laissant à son triste sort une prolétaire qu’il aurait engrossé pour quelques instants de plaisir, Le Guin plaide à l’inverse pour une revalorisation de cette pesanteur si méprisée par les philosophes idéalistes. Pour une forme d’arte povera qui réarrangerait les amas de ruines et leur donnerait forme habitable. Pour une politique résolument terrestre et matérielle qui prendrait soin de chaque forme de vie, même les plus déclinantes : « En tant qu’auteure de science-fiction je préfère rester longuement immobile, comme les Quechuas, et contempler ce que j’ai réellement devant moi : la terre, mes compagnons terriens et les étoiles ».

Ne devrions-nous pas tendre l’oreille aux tendres enseignements de la reine de la SF down to Earth ? Après tout, quand la menace d’extinction planétaire pointe le bout de son nez, il semblerait bien que se dégonfle la bulle spéculative et ses flux financiers avec. Il semblerait bien que les activités considérées comme productrices de richesse s’interrompent, pour ne plus laisser voir que celles de tout un groupe hétérogène composé majoritairement de femmes, de racisés et de prolétaires – agrémenté de quelques scientifiques/chercheur.e.s privés de budget. Ces dernier.e.s émergent avec grande clarté de l’obscurité à laquelle les condamnait une série de processus d’invisibilisation quotidien. Leurs gestes qui briquent, astiquent, réparent, approvisionnent ou colmatent le navire à la dérive ne nous apparaissent plus si triviaux.

Ne réalise-t-on pas alors qu’on y tient à notre petite vie terrestre, que ces dernier.e.s entretiennent et reproduisent ? N’y aurait-il alors pas lieu de s’arrêter quelques instants, de sentir la masse de nos corps soumis à l’attraction terrestre et de faire grandir la solidarité envers celles et ceux qui n’ont jamais songé à abandonner le navire, mais qui en ont au contraire pris soin sans relâche et en silence des décennies durant ? N’est-il pas grand temps d’écouter la voix de celles et ceux que l’aristocrate a nonchalamment abandonné dans la course de ses plaisirs, après avoir dûment profité de leurs corps, tout en les menaçant de représailles s’ils osaient se plaindre ?

Après le déni puis le deuil, viennent en général la colère et l’indignation. Et ça, c’est plutôt signe de bonne santé. 

Oriane Petteni
Bruxelles, 10-04-2020

 

Oriane Petteni est docteure en philosophie politique de l'université de Liège.

Lien permanent Catégories : Littérature

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