Santé, éducation, recherche : même combat ? Les secteurs clés de la société face au Covid-19 ont tous les trois été détroussés par des décennies de «management néolibéral», constate la philosophe politique Barbara Stiegler. Professeure à l’université Bordeaux-Montaigne, où elle dirige le master soin, éthique et santé, l’auteure de Il faut s’adapter (Gallimard, 2019) alerte sur les solutions technologiques trop souvent imposées comme nécessaires voies d’adaptation à la société du sans-contact et qui confinent à domicile chaque individu. Engagée contre les projets de réforme des retraites et de la recherche ces derniers mois, la spécialiste de Nietzsche et des questions liées à la biologie appelle à reprendre le cours des luttes sociales qui s’inventaient avant la pandémie. Elle publiera en août Du cap aux grèves ! Récit d’une mobilisation. 17 novembre 2018 - 17 mars 2020 (Verdier, col. «la Petite Jaune»).
Deux mois après le début de la crise, diriez-vous que c’est la faillite du «gouvernement d’experts» que vous décrivez dans votre livre «Il faut s’adapter» ?
En un sens oui. Ce qu’on appelle de manière un peu floue «le gouvernement des experts» est contesté depuis des années, avec la défiance grandissante des publics envers une science de plus en plus instrumentalisée par les forces dominantes, économiques et politiques. L’alliance des gouvernants et des experts s’est scellée sur le constat d’une incompétence par nature des citoyens, avec l’idée que, dans une société complexe, ces derniers devaient tout déléguer aux savants et aux politiques. Sauf qu’ici, ce sont les citoyens, les soignants et certains collectifs de chercheurs, bien souvent isolés et marginalisés, qui ont vu venir la double catastrophe : celle d’un effondrement du système sanitaire («vous comptez les lits, nous compterons nos morts») et celle d’une recherche se détournant systématiquement de l’enquête sur les causes de la crise écologique, économique et sociale, dont la pandémie est l’un des innombrables épisodes. Mais aujourd’hui comme hier, l’alliance des experts et des gouvernants ne cédera pas si facilement son pouvoir. On le voit avec l’inflation de projets technologiques pour s’adapter à un monde de pandémie et de distanciation sociale (traçage, elearning), qui n’augure rien de bon pour l’avenir de la recherche.
Cette pandémie pourrait donc servir d’accélérateur à l’agenda néolibéral ?
Oui. Et c’est le moment de nous souvenir de la naissance de la Cité grecque et de rappeler qu’une communauté politique n’est possible que si le savoir des scribes se diffuse hors des couloirs secrets du palais, de sorte qu’il soit rendu visible, mis au centre de l’espace public et qu’il devienne la chose commune des citoyens. Tel fut, du moins en partie, le sens de nos institutions publiques d’éducation et de recherche à partir de la Révolution française, et même si elles ont si souvent échoué, à démocratiser jusqu’au bout le savoir, en s’enferrant dans la préservation d’une «élite de la nation». Mais le management néolibéral qui sévit dans le monde entier fait, lui, clairement rupture avec ce projet politique fondateur, transformant de fond en comble le sens de nos institutions d’enseignement et de recherche hérité de la Révolution et des Lumières. S’il dessaisit les anciens mandarins de leur magistère, et avec eux ces chefs de service hospitaliers entrés en grève dès avant la crise sanitaire, c’est pour les mettre au service d’un agenda dominé par la mondialisation, la compétition, l’adaptation et l’innovation, agenda sur lequel nos démocraties n’ont jamais été invitées à délibérer.
A-t-on raison de réclamer plus d’Etat ?
Sur ce sujet, un contresens majeur domine les esprits. Comme le montre l’évolution de l’éducation, de la santé et de la recherche, le néolibéralisme signifie moins le retrait de l’Etat que sa mutation.C’est ce qu’oublie de dire Philip Mirowski, dans l’entretien qu’il a accordé à Libération le 29 avril. Très fin connaisseur du néolibéralisme, il omet de préciser que les néolibéraux ont, dès les années 30 et jusqu’aux derniers travaux de Hayek et des ordolibéraux, si influents dans l’Union européenne et dans nombre d’institutions internationales, insisté sur le rôle constituant de l’Etat et sur la nécessité d’instituer le marché par tout un ensemble de normes, elles-mêmes structurantes pour les politiques publiques. En se polarisant sur les projets de la ploutocratie ultralibérale, Mirowski fait du néolibéralisme un ennemi lointain et hors de portée, ce qui donne à son propos une tonalité apocalyptique qui confine au suicide politique. Mais la réalité, c’est que la plupart des agents de la Fonction publique et de ses usagers sont imprégnés sans le savoir de cette nouvelle manière de gouverner, qui par exemple corrèle l’éducation à la capitalisation des compétences, ou la recherche et la santé à la compétitivité.
C’est donc là, c’est-à-dire en nous-mêmes et dans nos lycées, nos universités, nos laboratoires, nos hôpitaux et nos administrations, que nous devons poursuivre la lutte engagée depuis des mois, afin de réinventer ensemble le sens de l’Etat et de ses institutions. Cette bataille, qui ne pourra se gagner que pied à pied et par des luttes locales et quotidiennes, est fondamentale, même si elle doit être menée de front avec le combat, à plus grande échelle, contre la ploutocratie mondialisée.
Certains libéraux estiment, au contraire, que la France souffre de sa dépense publique, de son Etat bureaucratique, et vantent les initiatives privées…
Ces libéraux m’amusent car lorsqu’ils parlent de «l’Etat bureaucratique», ils brûlent ce qu’ils ont adoré : le New Public Management chargé de réformer nos institutions en harcelant ses personnels de normes, de process et de contrat objectif moyens, qui ont tant abîmé l’hôpital et qui sont en train de détruire l’université et la recherche. En revanche, lorsque le néolibéralisme déploie, un peu partout dans le monde, ses grands «plans de continuité» qui entendent tout contrôler par le haut et qui nous rappellent les grandes heures du système soviétique, liquidant au passage toute discussion collective et démocratique dans nos espaces de travail au nom de la catastrophe sanitaire, on ne les entend plus protester. En bons libéraux, ils devraient pourtant s’indigner qu’on ne fasse pas plus confiance à l’inventivité sociale des groupes et des individus. Si le virus s’installe, Jean-Michel Blanquer compte bien en profiter pour accélérer le contrôle de l’enseignement secondaire par les algorithmes, et la ministre de l’Enseignement supérieur, Frédérique Vidal, nous annonce d’ores et déjà un basculement massif de l’Université dans le numérique, qu’elle compte bien rendre irréversible.
Ce «solutionnisme technologique» porte une vision de la société socialement atomisée.
Au lieu d’aller vers des écoles, des universités et des laboratoires ouverts à l’ensemble de la société, rendant le savoir public, nous serions en train d’amorcer, comme en santé, un grand «virage ambulatoire» renvoyant à domicile chaque étudiant, chaque élève et chaque famille pour les centrer sur la capitalisation privée de compétences, vitale dans un monde compétitif où chacun doit gagner sa place contre les autres. C’est ce processus qui a conduit à fermer des lits d’hôpitaux et d’arrêter de recruter, provoquant la catastrophe que l’on sait. Au lieu d’en tirer les leçons, nos deux ministres profitent de cette catastrophe pour accélérer le même virage dans l’éducation et ce, dans l’indifférence générale. Qui s’est inquiété de la fermeture autoritaire de l’Université pendant six mois ? Ce silence de la société, de la gauche et des syndicats est le symptôme d’une forme d’aveuglement face aux dangers mortels qui menacent la transmission du savoir, de l’unité du corps politique et de la démocratie. Si nous voulons que l’éducation, comme la santé, reste une affaire collective, publique et politique, c’est maintenant qu’il faut nous mobiliser.
Cette volonté de se mobiliser ne se heurte-t-elle pas justement aux principes d’individualisme de la pensée libérale diffus jusque dans nos relations et nos psychismes ?
Oui, et c’est toute la difficulté. Car nous sommes pris en tenaille entre deux formes de libéralismes destructeurs. Celui des ultra-riches de la finance, alliés aux libertariens de la Silicon Valley, qui entendent poursuivre jusqu’à son terme extrême le laisser-faire et qui nous paraît bien souvent trop loin, décourageant les luttes. Et celui du néolibéralisme, qui se sert de l’Etat et des politiques publiques pour nous détruire de l’intérieur en transformant le sens même de nos métiers et de nos pratiques (enseigner, soigner, se former, etc.) et qui est lui, pour le coup, si intime qu’on n’ose s’y attaquer, de peur d’entrer en conflit avec nous-mêmes et avec les autres. Tous ceux qui travaillent ou qui participent aux institutions publiques ont, de ce point de vue, une mission historique : celle de réfléchir au sens de leurs actes et de le faire valoir à tous les échelons, ce qu’ils ne pourront faire que s’ils s’organisent collectivement, même à toute petite échelle et même s’ils sont oubliés par les partis et les grandes centrales syndicales. C’est ce que les luttes collectives ont commencé à initier pendant les dix-huit derniers mois, en revendiquant, un peu partout sur le territoire, un autre rapport à l’éducation, au travail, à la santé, à la justice sociale et à l’environnement.
Mais comment poursuivre ces luttes dans le contexte d’une «distanciation sociale» où il n’est pas possible de s’assembler ?
En commençant par contester le mot d’ordre inacceptable de «distanciation sociale», ce que les partis de gauche et les syndicats ne font absolument pas. Certains brandissant la «valeur absolue» de la santé contre l’économie, pour prolonger partout sur le territoire la fermeture des établissements et la dissolution des collectifs de travail. Il serait temps que ces forces progressistes se réveillent et qu’elles repèrent qu’on est en train de nous vendre une «une nouvelle culture», celle des «sociétés asiatiques», nous répète-t-on en boucle, dans lesquelles chacun vivrait masqué, à distance et docile face aux consignes du pouvoir, bien adapté à un monde de virus et de pollution. Souhaitons que ces insupportables clichés de nos chroniqueurs volent en éclats avec la reprise des manifestations à Hongkong et la reconstitution, chez nous, des collectifs de lutte qui ont été brutalement atomisés par le confinement. En 1940, après tout, il n’était pas possible non plus de manifester dans l’espace public, de faire la grève et de tenir de grandes assemblées générales. Cela n’a pas empêché la constitution d’un puissant réseau de résistance, pratiquant le sabotage et la réunion à petite échelle, celui qui fut justement à l’origine du fameux CNR, tant célébré aujourd’hui.
Macron aussi a fait référence à la guerre…
Cette comparaison est tout à fait contestable. Le pouvoir en place n’est pas Vichy, la pandémie n’est pas la Seconde Guerre mondiale et le néolibéralisme n’est pas le nazisme. Pour beaucoup d’entre nous, en revanche, nous savons que nous jouons notre survie, celle des institutions dans lesquelles nous nous sommes engagés et, à travers elles, l’unité même de notre communauté politique. Nous savons aussi que nous sommes face à un pouvoir prêt à tout, y compris à la violence pour empêcher la contestation. Voilà pourquoi les tribunes qui fleurissent aujourd’hui feraient mieux, plutôt que de décréter d’en haut le programme du monde d’après, de repartir de ces luttes à la fois puissantes et minuscules qui commençaient à s’inventer depuis un an et demi et qui préludaient probablement à un grand mouvement social. Si le travail de la pensée n’est pas intimement connecté à celui de l’action concrète, si les intellectuels continuent de se tenir à distance de ceux qui luttent sur le terrain, alors rien ne nous permettra de résister.
Propos recueillis par Simon Blin pour Libération.