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Luc Malghem | La somme de nos incohérences

Et si demain rien ne changeait, mais en pire?

Dans « De la vie par temps de pandémie », le philosophe Miguel Benasayag fait le constat que, face au coronavirus, il aura fallu l’action coercitive des gouvernements pour que le grand public daigne prendre conscience de l’immédiateté de la menace. Constat qui en dit long sur la somme de nos inconséquences. Parce que qui peut croire qu’on prendra, demain, les mesures drastiques qui s’imposent contre les catastrophes écologiques que tout le monde regarde venir par la fenêtre de son ordinateur. Comment prendre collectivement la mesure de l’immédiateté de cette menace, globale, et réagir enfin en conséquence, sans aucun doute en arrêtant plein de choses, contraints par le réel qui vient et non pas forcés par des gens qui n’ont aucun intérêt à nous y forcer, et ne le feront jamais avant l’effondrement ?

On peut penser ce qu'on veut du caractère réellement démocratique de nos démocraties, et de l’irresponsabilité criminelle des « connards qui nous dirigent » (Frédéric Lordon, que la colère rend lyrique.) Mais ces hommes et ces femmes qui nous dirigent sont aussi l'émanation de nous-mêmes. Une fois la menace du coronavirus circonscrite (parions qu’elle le sera), qu'est-ce qui pourrait bien pousser nos représentant·es à se mettre à faire soudain de la politique, plutôt que de la gestion ou de la gouvernance ? C.-à-d. concrètement à prendre les mesures dont la nécessaire radicalité saute aux yeux, mais qui les rendraient doublement impopulaires (vis-à-vis de leurs sponsors, les supergagnants du capitalisme, autant que vis-à-vis de nous, électeurs, électrices, aussi et encore pour la plupart bénéficiaires de ce système...) ?

Qui est ce nous, d’ailleurs ? La majorité ou l’addition de nos individualités ? Sommes-nous vraiment libres et conscient·es de nos choix ? Pouvons-nous l’être avec tout ce que, à titre personnel, nous avons appris à considérer comme acquis et donc non négociable, sauf pour une courte durée, le temps de limiter les dégâts. En attendant de revenir à la normale, pour nous : récupérer le droit de circuler, de prendre des vacances, de visiter le monde, de manger ce qu’on désire quand on le désire, le droit de télécharger à grande vitesse, de ne pas payer plus d’impôt qu’obligatoire, de permettre à ses enfants d’hériter…

A quelles parts de nos libertés ou de nos assuétudes, hommes et femmes privilégié·es du XXIe, sommes-nous prêt·es à renoncer ?

Dans la même vie, Miguel Benasayag est aussi psychanalyste. Sans doute a-t-il déjà beaucoup écrit sur ce besoin irrationnel de voir le cours de nos existences régi par une figure d’autorité, paternelle ou maternelle - là, Macron en chef de guerre (un peu ridicule quand même) ou ici, Wilmès en mère supérieure défroquée. Besoin qui a autorisé certain·es pourtant très responsables de mes ami·es à se ruer le soir du vendredi 13 mars dans les restaurants ou les cafés pour fêter une dernière fois la vie normale, simplement parce que c’était encore autorisé et que donc, puisque c’était encore autorisé, certainement on pouvait le faire sans plus de risque que ça, comme s’il y aurait un avant et un après minuit en matière de prophylaxie.

Qu’est-ce qui fait qu’on a envie d’y croire ? De suspendre toute forme de responsabilité individuelle pour subordonner son libre-arbitre à des consignes gouvernementales, et à leur part d’arbitraire, d’incohérences et de mensonges qui n’en finissent pourtant plus de sauter aux yeux ?

Il y a cinq ans, après le Bataclan et le retour de Salah Abdelslam au pays, experts et dirigeants inventaient le lockdown pour Bruxelles : on fermait tout et n’importe quoi, jusqu’aux piscines. Comme si un terroriste même le plus abruti pouvait avoir l’idée d’aller se faire exploser dans une piscine. La marque du pouvoir, la démonstration de sa force, y compris dans son impuissance, passe aussi par le droit autoproclamé de promulguer des mesures absurdes, disproportionnées mais symboliques. On pense incompétence ou maladresse, mais le message qui passe, c’est : regardez-moi, je fais et je dis ce que je veux. Pour preuve, je peux continuer à vous mentir comme un parfait idiot sans en subir la moindre conséquence. Parce que je n’ai aucun compte à rendre, ni à vous, ni au réel. Si Trump a été vu comme la caricature boursouflée de cette posture, il nous faudra bien admettre désormais que certains de nos gouvernements s’accommodent très bien de ce régime de post-vérité – ou de post-démocratie, c’est la même chose. Et admettre aussi que cette gestion essentiellement communicationnelle de la crise, avec ses rituels télévisés, quasi ses messes, participe également du processus d’habituation à la résignation et à l’obéissance.

En 2009, le sociologue Mathieu Rigouste publiait L'ennemi intérieur. La généalogie coloniale et militaire de l'ordre sécuritaire dans la France contemporaine, anticipant de quelques années une analyse radicalement critique de la gestion des attentats terroristes en France, où conscient des insurrections que susciteront les politiques néolibérales austéritaires, le pouvoir investira dans l’arsenal répressif seul à même de les contenir. Les Gilets jaunes savent comment (même si les violences policières n’existent pas).

Avec le coronavirus, une étape supplémentaire est franchie. L’ennemi intérieur n’est plus seulement en nous, cellule dormante au cœur de la nation qui attend d’être télé-activée par un truc diabolique mais lointain appelé Daesh. Il est en nous, littéralement dans les corps de la nation. L’ennemi, c’est le Chinois, c’est le joggeur, c’est le Bruxellois, c’est le voisin. Mais c’est aussi moi pour le voisin, possible contaminé asymptomatique et donc assigné à résidence comme un vulgaire fiché S dans les années 2015.

Pourtant prévisible, d’une séquence à l’autre, l’extension du domaine du contrôle, de la pression et de la répression aura été/ est/ sera terrifiante.

Où l’on remarquera aussi, même s’il y a confinement et confinement, que celui-ci aura été assez facilement accepté, même par les plus critiques. Par peur, par conformisme, mais sans doute en partie aussi parce qu’il est devenu évident très vite que des bataillons de travailleurs (le plus souvent de travailleuses, le plus souvent racisées) devaient mettre leur propre santé en danger pour permettre aux confiné·es d’être confiné·es – et pour permettre aux vieillards et aux personnes contaminées de survivre ou de mourir le moins mal possible.  Bref, que le confinement, malgré son caractère intrinsèquement liberticide, pour celles et ceux qui avaient les moyens de bien le vivre, était aussi et encore à ce stade un luxe.

Peut-être, il fallait confiner. Etc. Et inversement. Temporairement. Admettons. Mais l’histoire montre que les renoncements aux libertés et aux droits sont le plus souvent sans retour. Et si l’on peut difficilement soupçonner le pouvoir d’avoir sciemment provoqué une vague d’attentats ou cette crise sanitaire pour en tirer parti, il serait, à l’inverse, idiot et dangereux de mésestimer combien les exécutifs savent se montrer prompts à profiter de l’état d’urgence et de sidération pour faire adopter des mesures qui, « en temps de paix », auraient suscité des oppositions vigoureuses. Ce que l’autrice américaine Naomi Klein a théorisé avec sa « doctrine du choc » : l’occasion fait le larron. Et l’occasion, cette crise, en est une d’abord à cause des choix politiques antérieurs et calamiteux qui ont fait du confinement la seule option possible. Là, peut-être le plus obscène. La triple peine est totale. . L’effort de guerre qui sera réclamé sur le plan économique, sans aucun doute exorbitant. Et la nécessité du contrôle et de la répression s’imposera d’elle-même. Parce qu’il n’y aura pas d’autre alternative. Parce que, sauf invraisemblable deus ex machina, le rapport de force ne jouera pas en faveur des penseurs de la décroissance ou de l’acroissance, économistes, philosophes et neuropsychiatres, sociologues du travail, écrivaines, poètes, situationnistes, collapsologues, aussi prolixes et inventifs peuvent-ils se montrer aujourd’hui pour réorganiser le monde de demain…

Pourquoi continuer, alors ? Pourquoi résister ? Gueuler ? Se battre ? Courir ensemble derrière un sens commun ? Marcher derrière des pancartes ? Ecrire ce texte ? Une ébauche de réponse, peut-être, par Claude Lévis Strauss, pessimiste ou optimiste, ou les deux en même temps et en tout cas vertigineuse.

Claude Lévis Strauss, donc, dans Tristes Tropiques (1955) : « Le monde a commencé sans l'homme et il s'achèvera sans lui. Les institutions, les mœurs et les coutumes, que j'aurai passé ma vie à inventorier et à comprendre, sont une efflorescence passagère d'une création par rapport à laquelle elles ne possèdent aucun sens, sinon peut-être celui de permettre à l'humanité d'y jouer son rôle. »

Reste à réinventer quel rôle. Le sens du nôtre. Faisons que ce soit joyeux.

 

Lien permanent Catégories : Ecologie, Education permanente, Et demain?, Politique, Résistance 0 commentaire

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