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« La science est balbutiante face aux enchevêtrements du vivant » | Isabelle Stengers

La philosophe considère, dans un entretien au « Monde », que la crise sanitaire a révélé l’incapacité du pouvoir politique et des « experts » à sortir de l’idéalisme de la croissance et à penser la réalité qui nous attend.

Que nous montre le coup d’arrêt provoqué par le virus sur la fragilité du système global de croissance ?

Le premier trait de l’événement pandémique est le rapport étonnant qu’il établit entre le local et le global. Bien qu’il ait partie liée avec les désordres écologiques que provoque l’exploitation tous azimuts du vivant et de son milieu, cet événement a pour point de départ une affaire hyper-locale : un être, qui n’existe que pour cette éventualité rare, rencontre un hôte accueillant, avec lequel, grâce auquel, il pourra participer à l’aventure de la vie.

Une telle rencontre est parfaitement contingente, même si les virus ne cessent de muter, c’est-à-dire d’en augmenter la probabilité. Mais elle a ouvert à celui-ci un destin étonnant, bien différent de celui de ses cousins, qui participent de manière plus ou moins pacifique à la vie de chauve-souris ou de pangolins. Ce qui, pour le virus, est l’accomplissement de sa vocation première et dernière, a réussi à susciter ce qu’a été incapable de provoquer une menace qui, elle, est globale et prévisible : celle du désastre climatique dont les signes avant-coureurs se multiplient aujourd’hui. Certes, des catastrophes se succèdent désormais, imposant le fait qu’il y a « comme un problème », mais il semble entendu que celui-ci devra se résoudre dans le respect de l’impératif de croissance. Quoi que ce soit d’autre est inconcevable. La réussite virale a pourtant provoqué l’inconcevable.
Il y a un contraste assez sidérant entre le désordre climatique, explicable, implacable et indifférent à ses conséquences, et le virus, prince de l’opportunisme, qui n’existe que grâce aux conséquences qu’il provoque, mais sans les expliquer. Car le virus n’explique pas les effets de la rencontre, et encore moins l’« arrêt » sinon du monde, en tout cas de tout ce que ce monde fait circuler. C’est bien plutôt ce monde qui s’est bloqué à son épreuve. Panique générale, sauf en Afrique, où les épidémies, on connaît.


Gouvernements, experts et opinion n’ont-ils pas réaffirmé à cette occasion leur confiance dans la science ?
Nos responsables nous disent qu’ils ont été surpris, qu’ils n’étaient pas préparés à cela. Mais cela veut dire qu’ils n’avaient pas pu ou pas su entendre les experts, pour qui ce monde écologiquement dévasté, où tout circule dans tous les sens (sauf les migrants), verra se succéder des pandémies. De même qu’ils n’entendent pas l’avertissement selon lequel nos monocultures clonées sont hautement vulnérables à des infections épidémiques. Cette incapacité à entendre est une forme d’« idéalisme », une incapacité inculquée de prendre au sérieux ce qui peut entraver, voire seulement compliquer, la logique de marché devenue aujourd’hui la seule source légitime de réponse à nos questions.


L’idéaliste dit : « On sait bien, mais quand même. » Quand même, les masques et les médicaments sont bien meilleur marché en Chine. Quand même, le commerce à flux tendu est le plus efficace. Et lorsque les choses vont mal, l’idéaliste se tourne vers la science. Certes, en quelques mois, les scientifiques ont beaucoup appris du virus. Ils peuvent même, à partir de ses variations génétiques, suivre les trajets de l’épidémie. Mais lorsque des médecins-experts parlent de la science, on ne sait s’il faut rire ou pleurer.

Nos sciences sont balbutiantes face aux enchevêtrements des vivants. Ce que, au nom de la science, les médecins réclament, ce sont des guérisons qui se produisent pour de « bonnes raisons », sanctionnées par des données statistiques aveugles, mais parfois trafiquées par ceux qui savent profiter de tous les idéalismes, favoriser tous les aveuglements. Qu’importe, ils font de la « science » puisqu’ils savent que, comme le serinait Gaston Bachelard [1884-1962], « l’opinion a toujours tort ».

Avez-vous une vision optimiste ou pessimiste de cet épisode quant à notre capacité commune à être, comme vous l’avez écrit, « à la hauteur du monde tel qu’il se fait »?


Nos gouvernants demandent aujourd’hui aux Français d’être fiers d’avoir gagné sinon « la guerre » contre le virus, du moins cette bataille. C’est du plus haut comique quand on pense aux contrôles policiers tatillons, à une soumission exigée, faisant des habitants des enfants qui profiteraient de la moindre faille. Tolérance zéro. Mais c’est aussi sinistre quand on pense à l’angoisse et au désespoir des vieux qui sont morts seuls, à la souffrance de leurs proches. Non, il n’y a pas eu de « capacité commune ». Le virus n’a pas créé d’égalité, il a exacerbé les inégalités. Au nom de sa menace, ce sont les vulnérables, les encaqués, les précarisés, les racisés qui ont trinqué.
Les seules capacités communes qui se soient portées à sa hauteur, outre celles des soignants, sont celles des collectifs qui se sont démenés pour aider, prendre soin, secourir. A cause d’eux, je ne me sens pas le droit d’être pessimiste, mais il serait stupide d’être optimiste, de faire confiance à ceux qui nous gouvernent. Même s’ils ont été ébranlés, ils seront vite ramenés sur le « juste chemin » d’une croissance qu’il faut d’abord et avant tout relancer.

De manière prévisible va résonner l’appel à l’unité pour cette cause commune, mais ce sera un échec. Il se heurtera au souvenir des mensonges dissimulant l’irresponsabilité foncière de ceux qui « savent », mais aussi à celui de la crise de 2008, où le renflouement des banques s’est payé par l’austérité frappant d’abord les plus pauvres alors que les violences policières se démultipliaient.

La perte de confiance en ceux qui nous gouvernent n’est pas un phénomène sociologique sur lequel disserter. Elle est fondée. Mais ce qu’elle pourra engendrer, personne ne le sait. Les différentes manières de diviser seront utilisées. Les alternatives infernales seront brandies – choisissez entre baisse de salaire ou licenciement. La peur du désordre sera activée.

Tout cela suffira-t-il à étouffer les pensées qui, peut-être, ont germé dans bien des cerveaux perplexes quant à l’avenir qui se prépare ? Nous vivons un moment d’incertitude radicale, mais l’affaire du Covid-19 nous aura avertis. Nous sommes gouvernés par des « idéalistes », incapables de penser avec ce qui, que nous le voulions ou non, nous attend.

Propos recueillis par Antoine Reverchon pour le journal Le Monde

Isabelle Stengers est professeure de philosophie des sciences, retraitée de l’Université libre de Bruxelles. Après avoir longtemps étudié la construction des discours et des concepts scientifiques et les relations entre sciences et pouvoirs (L’Invention des sciences modernes, La Découverte, 1993), elle analyse les risques que l’idéal scientifico-capitaliste fait courir au vivant (Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient, La Découverte, 2008) et s’engage dans un combat intellectuel pour une refondation des rapports sociaux et biologiques (Réactiver le sens commun. Lecture de Whitehead en temps de débâcle, La Découverte, 208 pages, 18 euros) à partir de la pensée du mathématicien britannique Alfred North Whitehead (1861-1947).

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