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Pierre Hemptinne | Hommage à Bernard Stiegler

[Sans Bernard Stiegler, ce recueil de textes n'existerait tout simplement pas. Pierre Hemptinne, directeur de la médiation à PointCulture explique en quoi.]

Au-delà des cercles philosophiques, les pensées et interventions de Bernard Stiegler ont inspiré et donné corps à de multiples actions et militances. Par exemple sur le terrain de la culture et du numérique.

C’est au début des années 2000. Le numérique arrive. De nombreux gourous tels Chris Anderson prédisent un monde meilleur, que les Gafa vont s’empresser de concrétiser. Le politique embraie le pas, enthousiaste, le numérique va tout résoudre et, d’abord, culturellement, il va régler le problème de l’accès inégal aux biens culturels, ce n’est plus qu’une question de clic ! Tout le monde est invité à se mettre au diapason, d’intégrer l’ère du numérique.

Sur le terrain, on sent bien que ce n’est pas si simple. L’expérience du travail quotidien pour mieux répartir la jouissance du capital culturel conduit à être sceptique. Les techniques de l’accès à la culture sont complexes, hétérogènes, et il semble irréaliste qu’une technologie numérique puisse être la panacée tant recherchée. Mais critiquer le numérique est très mal vu, c’est passer d’emblée pour un ringard.

Un désarroi certain s’empare d’une grande partie du secteur culturel, comme si rien n’avait préparé à penser cette question-là. A la Médiathèque, l’impact est particulièrement préoccupant, crucial. — -

C’est sa raison d’être qui est menacée, l’accès aux musiques enregistrées via un principe de médias physiques, et un service public est menacé d’obsolescence plus ou moins rapide.

C’est exactement là que le travail de Bernard Stiegler apparaît comme une perche tendue. Je ne suis pas philosophe et je ne peux donc témoigner en tant que tel. J’ai d’abord eu l’attention attirée par des articles, des entretiens édités dans des journaux. Après, il faut se lancer et entamer la lecture. Le pas sera franchi surtout avec les deux volumes de « De la misère symbolique » puis de « Mécréance et discrédit ».

C’est un nouveau vocabulaire à acquérir, à amadouer. Je réalise vite que le logiciel des politiques culturels s’est laissé dépasser : les approches basées sur « culture légitime/culture illégitime », « culture dominante/culture dominée » ne sont plus suffisantes, plus assez pertinentes. Non pas qu’elles ne sont plus d’actualité, mais qu’elles se trouvent immergées dans un nouveau contexte qui en désamorce l’efficacité. Leur vocabulaire ne permet plus de s’emparer de ce qui se passe réellement, la technicité de ce qui est en train de se produire les périme complètement.

Pour reprendre l’heureuse formule du journal Libération, Bernard Stiegler est « un technicien de la pensée et un penseur de la technique ». C’est de cela dont nous avions besoin, non pas pour créditer ce discours de la seule vérité, mais pour ouvrir, grâce à lui, une pluralité de discours et de pratiques pour mieux s’approprier le réel de la nouvelle révolution industrielle.

Pour réintroduire une dynamique de controverse prolifique là où l’environnement numérique et le marketing se développaient pour uniformiser, standardiser et mieux rentabiliser chaque individu par qui passe du culturel. — -

Pour développer cette ambition de commercialisation du sensible, le marketing a beaucoup étudié les processus cognitifs. A l’opposé, le secteur de la culture non-marchande en est resté à un discours « religieux » sur la culture. C’est ce défaut que Bernard Stiegler aide à combler : il déploie et explique toute la technique de ce en quoi consiste « se cultiver » à partir du régime de l’attention (elle-même au centre de la nouvelle économie de l’attention boostée par le numérique), des processus d’individuation et de transindividuation. Ce n’est pas qu’il invente de toutes pièces ces concepts, il les forge à partir des contributions d’autres penseurs, il les actualise, il les politise, il les façonne pour qu’ils deviennent des outils pouvant servir dans différentes circonstances, différentes formes d’action. La pensée de Bernard Stiegler apprend aussi à penser avec les autres, à interpréter, à mettre en commun des formules, des idées, des images.

Alors, on a souvent entendu qu’il jargonnait trop, que ce qu’il mettait une heure à expliquer pouvait se dire en trente secondes. Alors, il peut toujours y avoir des excès, mais cette heure passée à décrire, c’est précisément ça, c’est la description des mécanismes fouillés, précis, difficiles à apercevoir, parce qu’ils sont enfouis dans nos manières d’être, c’est la clarification de ces rouages qui permet précisément de comprendre, de sortir de l’aliénation, de prendre l’ascendant sur les choses subies, c’est l’acquisition de schémas, de mots, de formules. On peut avoir le sentiment de pouvoir le dire en quelques secondes, mais ça n’aura pas le même résultat. Ça créera beaucoup moins d’occurrences langagières et intellectuelles à partager, à faire bouger et évoluer.

En proposant une nouvelle analytique d’action, Bernard Stiegler redéfinissait bien la distribution des rôles entre marchandisation et puissance publique, industrie du loisir et politique culturelle publique. Sans prôner un dualisme sectaire.

Il a toujours cherché à dépasser les antinomies et à proposer d’autres voies, des bifurcations. C’est aussi une exigence qui a dérangé, qui n’était pas facile à accepter, avec laquelle il fallait apprendre à penser et travailler. 

Car il est souvent plus simple de continuer à maudire le même ennemi. Il ne s’est jamais insurgé « contre le numérique », il n’a cessé de proposer une autre manière de le penser, de l’installer dans la société et la vie de chacun·e. C’était ça qui nous a séduit : ce n’était pas une posture « contre » qui aurait discrédité, mais une attitude qui critiquait, démontait les travers et les dangers, tout en suggérant de faire mieux avec le numérique.

En 2006, avec deux collègues, nous avons été le rencontrer pour lui présenter La Médiathèque, sa situation, ses problèmes de positionnement face au numérique. La conversation avait été longue et passionnée. Il en a découlé un colloque de deux jours, en mars 2007, dont l’objectif était de rassembler le plus de matières, et de possibilités de controverses constructives, en vue de penser un futur à la Médiathèque (le colloque a eu lieu à Flagey, sous l’égide de l’Unesco et s’intitulait « Le désir de diversité culturelle »).

En 2016, plusieurs associations culturelles, non satisfaites par la manière dont l’opération Bouger les lignes imaginait le binôme « culture et numérique », se sont rassemblées pour lancer un cycle de réflexion « pour un numérique critique et humain », c’est lui qui en était une inspiration majeure et qui vint soutenir cette initiative. Penseur singulier, travailleur solitaire – il dira comment il découvrit en prison la discipline intellectuelle –, il ne cessait de mettre ses réflexions au travail, collectivement. Dans des séminaires, des colloques, des associations, des fondations, des rencontres où pratiquer la vulgarisation, la didactique, parler, écouter, essayer. Il inventa ainsi une manière de s’engager adaptée à la complexité du néolibéralisme et à l’époque hyper-industrielle.

Évidemment, tout ça reste. Il suffit de reprendre un de ses livres, et d’actionner les mots, les phrases, les faire interagir avec son vécu, l’actuel. Il manquera le moteur, l’apport inlassable de nouvelles impulsions, de nouvelles mises à plat d’autres dimensions des technologies qui nous gouvernent, le lancement de nouvelles parades, toujours avec le souci de promouvoir le « prendre soin », dans l’esprit, comme l’écrit l’équipe de l’IRI (Centre Pompidou) : « de prendre soin de la biosphère comme de la technosphère et ouvrir ainsi un à-venir aux sociétés humaines ».

Pierre Hemptinne

 

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