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Sortir de la normale - pourquoi ce lieu? | Guillermo Kozlowski & Renaud-Selim Sanli | PUNCH

«Croire au monde, c’est ce qui nous manque le plus ; nous avons tout à fait perdu le monde, on nous en a dépossédé. Croire au monde, c’est aussi bien susciter des événements même petits qui échappent au contrôle, ou faire naître de nouveaux espaces-temps, même de surface ou de volume réduits. C’est ce que vous appelez ‘pietas’. C’est au niveau de chaque tentative que se jugent la capacité de résistance, ou au contraire la soumission à un contrôle. Il faut à la fois création et peuple.»

Gilles Deleuze

Plus qu’un édito ou un manuel d’instructions pour utiliser ce site, ceci est une note d’intention : 

deux ou trois choses que nous (Pierre, Lapo, Pierre, Luc, Renaud-Selim, Guillermo) nous sommes dites par rapport à ce projet de blog, qui s’inscrit dans un travail commun de formation sur la manière dont le numérique affecte nos vies. Il nous semble important de garder cette problématique pour que ceci ne devienne pas un simple dépôt de textes ayant trait au covid-19 en ce début d’année 2020.

Des textes justement, il y en a beaucoup, de toutes sortes, difficile de voir des traits communs à tout ce qui est écrit, si ce n’est peut-être la longueur de ces textes. Longueur nécessaire parfois, parce que beaucoup de choses changent, et qu’il devient important de faire un peu le tour, de tout réinterpréter. Mais aussi une longueur qui parfois ressemble un peu à la logorrhée d’une crise de panique, répéter tout ce qu’on entend sans pouvoir s’arrêter ni comprendre ce qui arrive. D’où notre choix ici de tenter quelque chose de plus simple, plus austère, et plus court.

 

Trois points donc qui nous ont permis de nous orienter dans ce flot de textes, mais à chacun de faire à sa manière.

 

1 Il y a une situation nouvelle, mais une situation nouvelle ne veut pas dire hors de l’histoire.

Avec une certaine distance, et le confinement est propice justement à produire cette séparation, il peut paraître que tout a changé ou inversement qu’il n’y a aucune rupture. Le problème avec ces deux positions maximalistes est qu’elles sont trop abstraites pour permettre d’agir. Il ne s’agit pas de prôner un juste milieu, mais de comprendre comment tout ceci modifie nos vies.

Par exemple : il est évident pour tout le monde qu’il y a un lien direct entre l’ampleur de la crise sanitaire, aussi bien dans les hôpitaux que dans les homes, et les mesures néolibérales d’austérité. Ces mesures n’étant par ailleurs pas seulement de restriction budgétaire, mais aussi de restructuration, dans le sens d’imposer des manières de faire. Ces manières de faire sont, depuis une dizaine d’années au moins, focalisées vers les solutions « pratiques » que proposent les nouvelles technologies.

Toutes sortes de dispositifs numériques sont implémentés dans les hôpitaux pour compenser le manque de personnel.  Le résultat est par exemple : le remplacement de l’encadrement de terrain par des managers qui contrôlent des indicateurs sur leurs écrans. Une médecine dont le rapport au corps est de plus en plus médiatisé par des indicateurs et des protocoles associés à ce mode de connaissance. Il serait difficile de regarder ce qui se passe sans le placer dans ce contexte. Mais, en même temps, il serait étrange de n’y voir qu’une continuité linéaire. Avec le confinement, avec les caractéristiques du virus qui nécessite d’éviter le contact physique, cette distanciation a pris une tout autre dimension. C’est important, parce que les possibilités d’action, les connaissances, les expérimentations qui ont lieu permettent d’autres prises sur ce problème. Peut-être que nous connaissons mieux désormais, et de manière plus profonde que simplement à travers des essais critiques, les limites de cette approche.

 

2 Les situations d’exception sont des moments privilégiés pour la construction d’outils de pouvoir sur une population.

Les moments exceptionnels sont toujours l’occasion de toutes sortes d’expérimentations. Les épidémies l’ont déjà été par le passé, notamment lorsqu’elles ont donné lieu à des états d’exception. C’est-à-dire des moments où la concentration du pouvoir est forte et où les limites de ce pouvoir s’effacent largement. La peste, par exemple, permit de mettre en place des techniques de quadrillage des villes au Moyen Âge. Ces techniques bien entendu n’ont pas disparu avec la peste, elles sont restées centrales dans la constitution des États modernes.

Aujourd’hui le confinement nécessaire pour éviter (ou plutôt pour limiter) la propagation du coronavirus est aussi un grand moment d’expérimentation pour le pouvoir. Il y a d’une part la capacité de confiner la moitié de l’humanité et déjà savoir que cette possibilité existe est une découverte, il aurait été difficile auparavant de dire que c’était faisable. Il y a surtout les retours d’expérience : comment ce confinement est possible, à quel point il est respecté et par qui, quels sont ses limites, etc. Il y a ensuite la gigantesque expérimentation d’outils qui souvent existaient, mais n’étaient pas employés, ou étaient employés à une moindre échelle. Toutes sortes de techniques de traçage numérique, d’outils de contrôle d’autant plus efficaces que la vie passe de fait beaucoup plus par des médias numériques. Ce sont des éléments dont nous avions parlé dans nos conférences et formations par exemple, mais qui sont confrontés à un test grandeur nature, et en situation.

Tenter de produire une prise sur ces expériences est essentiel, parce qu’il est clair que les outils qui feront leurs preuves du point de vue du contrôle de la population seront adoptés. Et nous savons qu’il est très rare qu’une technique une fois adoptée, même par un gouvernement d’exception, soit remise en cause par la suite.

 

3 Une résistance à ce pouvoir d’exception qui devient permanent serait de poser le problème dans le sol, dans l’écosystème où il existe.

A extraire la responsabilité de son milieu d’appartenances et de ses relations, les logiques d’équivalence discriminantes s’accroissent. Lorsque les choses sont envisagées hors-sol, la charge de la responsabilité individuelle devient identique pour des populations précarisées et vulnérables et pour des populations dont les conditions sont plus aisées. Toute une logique d’équivalence se met en place à partir de la fiction de corps individuels qui auraient à faire face au coronavirus.

Chacun est jugé individuellement, à partir d’un certain nombre de critères médicaux, comme étant plus ou moins à risque. Il y a là un terrain de rencontre entre les logiques néolibérales de responsabilisation individuelle et les technologies digitales de profilage et de traçage extrêmement puissantes pour ce genre de travail de classement. Toute une série d’expérimentations en ce sens se mettent en place et se renforcent dans les dispositifs sanitaires actuels, cela en dépit d’une pensée collective, d’une manière collective de poser le problème qui nous affecte toutes et tous aujourd’hui.

 

Poser le problème collectivement, c’est apprendre à le poser de manière à réfléchir à ses conséquences. S’intéresser à comment les choses se passent réellement. Qui sera laissé pour compte et pourquoi ? Comment au contraire renforcer des liens précaires pour rendre vivables les vulnérabilités qui parcourent nos milieux ? Quels seront les gestes barrières qui empêcheront ce « retour à la normale » déjà clamé ici et là par nos décideurs économiques et politiques ? D’autant plus que la normalité à venir sera enrichie de toute une série de dispositifs très inquiétants.

 

La question centrale est la capacité à produire des savoirs à partir d’autres expériences que celles du pouvoir. Mais aussi, probablement, produire des savoir à partir d’éléments non modélisables, non formalisables, non digitalisables... Le monde à venir ne se joue pas dans l’hypothétique grand soir de la fin du confinement, il se joue aujourd’hui. Il se joue dans la capacité à établir un diagnostic de ce qui se passe. Ramener ce qui se passe au désastre écologique, par exemple, qu’est la perte de la biodiversité qui, parmi de nombreuses autres calamités, favorise l’émergence de nouveaux virus (grippe aviaire, grippe porcine…). Beaucoup dans les pays du sud ont cette expérience. Mais aussi questionner l’omniprésence de la modélisation dans la prise de décisions politiques, nous en avons aussi l’expérience au quotidien.

Le « futur » se joue aussi aujourd’hui dans les mesures qui sont prises : accepter le confinement tel qu’il existe en Belgique où il ne protège pas les plus faibles (les vieux, les sans-papiers, les pauvres, les femmes) ne peut que se continuer par une politique néolibérale.

 

 

Ce blog ne se veut pas une dénonciation, mais un appel à ralentir, à s’interrompre et faire un pas de côté, à couper les nœuds que semblent imposer la situation pour en expérimenter d’autres ensemble, tisser d’autres prises. Nous ne pouvons prédire l’avenir, la situation est inédite (et laquelle ne l’a pas été ?), mais nous pouvons tenter de sonder les eaux troubles dans lesquelles nous naviguons, créer entre nous des formes d’expérimentations qui répondent à l’évènement en dehors d’une mobilisation lancée à toute vitesse.

 

Déjà on évoque le monde d’après, et il y en aura, mais il est encore obscur. Là où aujourd’hui peuvent se déployer de manière accélérée des forces mortifères du technocapitalisme, d’autres puissances peuvent jaillir, plus joyeuses, des puissances de groupes, des espoirs pour maintenant. Le monde d’après, c’est maintenant qu’il se fait et se défait, c’est maintenant que dans le clair-obscur les monstres apparaissent, que des vies se précarisent et se fêlent.

 

Guillermo Kozlowski, Renaud-Selim Sanli

Texte produit avec le concours de la Fédération Wallonie-Bruxelles et valorisé en Education permanente (axe 3) par CFS ASBL

 

 

 

 

 

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