Travailleurs et travailleuses du secteur de l’éducation permanente, actif∙ve∙s de différentes manières dans le champ associatif, il nous a semblé nécessaire, face aux nombreuses prises de position suscitées par la crise actuelle, de prendre part à la discussion depuis le point de vue qui est le nôtre. Nous écrivons en notre nom propre afin de mettre en avant un positionnement personnel, en espérant pouvoir nourrir le débat en cours.
Se mobiliser dès aujourd’hui
Depuis le début du confinement on l’entend à longueur de journée : « C’est un moment historique », « rien ne sera plus comme avant », « le virus est révolutionnaire ». Certain∙e∙s croient – sans doute en prenant les discours actuels en mode « communisme de guerre » des gouvernements un peu trop à la lettre – que les élites politiques (sinon les élites économiques) ont finalement compris qu’une transformation sociale s’impose, d’autres pensent qu’un effondrement du système capitaliste est, dans ce contexte, inévitable. C’est une réaction typique, notamment au sein des milieux de gauche, que de croire que la crise tende par elle-même à accoucher des révolutions. Ce texte est motivé par une conviction opposée : non seulement la crise n’accouche pas des révolutions, mais elle n’est pas, dans une société capitaliste, un événement exceptionnel. La crise constitue une des modalités d’existence du capitalisme, qu’elle existe sous une forme « purement » économique ou qu’elle tire profit de guerres, d’épidémies ou d’autres catastrophes : elle constitue la réaction nécessaire aux tendances à la suraccumulation et/ou à la surproduction qui sont l’expression même de l’essence du capitalisme ; elle garantit la dévaluation nécessaire à relancer le cycle économique ; elle devient de plus en plus le mode d’existence privilégié de notre société. On pourrait même dire que l’une des lignes d’action capitalistes par excellence est de « ne jamais gaspiller une crise sérieuse ». Nous ne voulons pas dire que cette crise n’engendrera pas des transformations de nos structures sociales ; nous voulons dire que ces transformations ne changeront pas par elles-mêmes la logique capitaliste fondamentale qui régit le système. Il est en ce sens essentiel de tirer les leçons de la crise « historique » de 2008.
Il y a certes des différences importantes entre la crise de 2008 et la crise actuelle, différences qui, pour l’essentiel, ne concernent pas la dimension économique mais la dimension sociale. Si la crise de 2008 a frappé durement des pans entiers de la population par les pertes d’emplois qu’elle a provoquées ou par les mesures d’austérité qui l’ont suivie, la crise sanitaire actuelle est marquée par une contradiction qui la singularise. D’un côté, le Covid-19 frappe par-delà les frontières de classe et tout le monde est d’une manière ou d’une autre affecté par les mesures prises pour contenir la contagion, des mesures qui touchent aux mœurs mêmes de la population. D’un autre côté, les politiques mises en place pour contenir la contagion sont à l’évidence des politiques de classe, aboutissant à une situation où une partie de la population ne peut pas se protéger du virus pour permettre à une autre partie de la population d’être confinée le plus paisiblement possible. Il y a, dans cette contradiction, de quoi briser l’unité idéologique des classes dominantes.
Malgré ces différences, il ne faut pas se raconter des histoires. On peut anticiper quelle sera la réaction « logique » du capitalisme et des États : lorsque la crise sanitaire sera résolue, il faudra affronter ses conséquences économiques. Tant qu’on se tiendra aux coordonnées politiques structurées par le néolibéralisme, ça ne sera pas une affaire de choix : la dette publique va exploser et une limitation du déficit public des États sera réintroduite au niveau européen. En situation de récession, tout découlera de là de manière nécessaire. Un nouveau cycle d’austérité sera lancé, et sera imposé par un renforcement des pratiques autoritaires des États, qui peuvent si bien se mettre à l’épreuve dans la crise actuelle. Les conditions d’existence de ceux et celles qui vivent du travail et de ceux et celles qui ne pourront plus en vivre seront affectées de manière catastrophique. Une violence de classe inouïe est déjà déclenchée. Encore plus dans ce contexte, chaque licenciement indique une logique de lutte des classes où la classe capitaliste s’assure sa propre survie aux dépens de la nôtre. Le conditionnement de l’accès à l’assistance par l’urgence de la souffrance ou l’expression d’une propension à l’activation, la normalisation de la survie du plus apte, l’organisation concertée de la peur des masses, toutes ces pratiques et d’autres encore seront renforcées. Nous pensons donc que la crise actuelle, au lieu de déstabiliser l’ordre néolibéral, ne fait que le radicaliser.
Devant cette situation, il est impératif de constituer dès à présent le front de lutte (et il devra être puissant et très mobilisé) capable d’affronter l’effectuation autoritaire, néolibérale, de la crise économique. En d’autres termes, comme la crise actuelle n’est pas, du point de vue de la logique capitaliste, un événement exceptionnel, comme le sens historique de cet évènement est, d’après la logique capitaliste, déjà scellé, il est nécessaire que nous le retournions, à l’inverse, en un véritable moment de basculement historique.
Nous croyons que cela implique des conséquences de taille pour notre secteur, celui de l’éducation permanente, plus largement pour le secteur « associatif » et « socio-culturel », et plus largement encore pour l’ainsi dite « société civile ». Ces forces sociales ne peuvent pas, à notre sens, se contenter d’attendre le passage de l’orage pour se réengager dans leur quotidien : il faut, d’ores et déjà, construire la crise comme un moment de rupture historique dont on ne pourra pas attendre une résolution naturelle, car sa résolution « naturelle » sera la répétition du même qu’on connaît, en pire. Il ne s’agit donc plus, et ceci dès maintenant, de limiter les dégâts d’un système dont plus personne ne veut. Notre lutte devrait consister à imposer l’idée de l’impossible « retour à la normale », à rendre impossible la résolution de la crise économique que le système politique va promouvoir, en posant comme fondamentalement brisée la croyance en sa capacité à poser des choix rendant possible le déploiement de la vie de la population. En d’autres termes, il faudra, à travers la lutte sociale, soumettre le système politique à la même pression à laquelle il est actuellement soumis par le virus. Nous reviendra alors de penser notre engagement dans la stricte perspective d’une transformation radicale des modes de gouvernance, de financement, de planification, des formes de propriété, de travail, etc.
On nous dira que « les gens » ne sont pas prêts pour un tel revirement. Nous pensons au contraire que les classes qui ont subi de plein fouet les politiques d’austérité de la dernière décennie ont développé une très forte défiance à l’égard du capitalisme et des États, une défiance que confirme dans sa justesse la manière dont les pouvoirs publics ont d’abord retenu les informations concernant l’épidémie et se sont ensuite révélés incroyablement impréparés à l’affronter. Il nous semble qu’à force de se dire que les gens ne sont pas prêts, qu’il faut faire encore un effort d’éducation pour qu’ils deviennent vraiment de gauche, on a simplement laissé à d’autres la possibilité de s’approprier cette défiance et la perspective que la crise se résolve dans un régime d’extrême droite de sauvetage autoritaire du capitalisme est aujourd’hui de moins en moins improbable.
Nous pouvons alors, dès à présent, sans attendre la fin de la crise, nous efforcer de penser les nœuds de la lutte à mener, de telle manière que nos secteurs soient suffisamment armés pour soutenir les luttes qui seront inévitablement menées après la crise. La « bonne nouvelle » est que, pour ce faire, nous n’avons pas besoin, dans l’immédiat, de faire bouillir les marmites de l’Histoire, de réinventer la société à partir de rien. Nous avons la chance de savoir ce qui va se passer, car le capitalisme est devenu terriblement prévisible. Nous devons donc avant tout nous préparer à opérer une contre-effectuation de la crise. Nous pensons que notre travail pourra se réarticuler autour de quelques principes dont nous proposons ici une première énumération sans aucune prétention d’épuiser ce qui émergera du travail de discussion nécessaire au sein du front de lutte.
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Dans l’immédiat, il faut soutenir les luttes en cours pour que tout le monde puisse affronter la crise sanitaire dans des conditions de sécurité ; il faut aussi faire en sorte que soit pérennisé tout ce qui a été ou sera obtenu dans la période de crise par ces luttes, notamment pour les personnes dans des situations de précarité.
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Il faut affirmer que la charge de l’effort de résolution de la crise ne sera pas assurée par les masses prolétariennes ou en voie de prolétarisation, mais devra être systématiquement ré-adressée à ceux qui portent la responsabilité des morts, des échecs, de la crise produites par l’épidémie ; il faut dire très clairement aux pouvoirs publics que, cette fois, nous n’allons pas payer pour cette crise.
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Il faut exiger un refinancement massif des services publics et des structures assurant la sécurité sociale, sans que ce refinancement ne soit arrimé à l’augmentation des dispositifs sécuritaires, de contrôle, autoritaires, etc.
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Il faut contester systématiquement toutes les mesures visant à transformer le confinement obligatoire en politiques de retenues sur les droits sociaux (congés, salaires, etc.)
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Il faut faire le bilan des responsabilités politiques engagées par la situation de crise, en remettant radicalement en question la légitimité des gouvernements responsables, et relever plus globalement la violence de classe dont cette crise est le symptôme et dont les gouvernements se sont fait le relais.
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Il est nécessaire de repenser nos pratiques d’éducation populaire pour qu’elles puissent réellement être au service des luttes à venir et de la construction de « devenirs révolutionnaires » effectifs ; en ce sens, nous devons aussi nous préparer à proposer des « utopies réelles » face au capitalisme.
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Les acteurs de la société civile ne devront plus se positionner comme acteurs d’une garantie de la confiance de la population envers les pouvoirs publics, dans la stricte mesure de la non-réciprocité de cette confiance qui se manifeste dans la gestion gouvernementale de cette crise.
Fabio Bruschi, Anne Lowenthal, Nicolas Marion, Cécile Piret
Texte publié sur Pour