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«Les jours heureux» sont pour demain | Michel Wieviorka

Il n'est pas trop tôt pour réfléchir à l'après-pandémie, au contraire il est urgent qu’une réflexion politique débouche sur un projet de société plus humaniste et durable pour l'avenir proche. 

Tribune. Que se passera-t-il après la pandémie ? La question peut sembler prématurée, ne faut-il pas, priorité absolue, avant tout affronter le Codiv-19 hic et nunc, et remettre à plus tard critiques (pour le passé et le présent) et réflexions (pour l’avenir) ?

Eh bien non, certainement pas, et pour une raison très simple : la sortie d’une catastrophe, guerre, grande crise économique ou financière, grave accident nucléaire, etc., dépend en grande partie de la façon dont elle a été ou non pensée et préparée. Deux exemples, présentés ici de façon simpliste, et uniquement pour introduire un raisonnement, peuvent nous mettre sur la voie.

Premier exemple : la crise de 1929. L’Allemagne a alors choisi le nazisme et Hitler, pour qui le terrain avait déjà été préparé par la sortie calamiteuse de la Grande Guerre, alors que les Etats-Unis ont mis en place le New Deal avec Roosevelt, élu en 1932. Et donc première leçon de l’histoire : il n’y a pas une seule et unique possibilité, mais une pluralité de possibles.

Deuxième exemple : l’après-guerre en France, à partir de 1945. Notre pays n’aurait pas connu les Trente Glorieuses et le fonctionnement d’un système dans lequel, notamment, ce qui était bon pour le secteur public et les entreprises nationalisées l’était aussi pour leurs personnels, et pour la collectivité nationale, s’il n’y avait pas eu, en amont, la réflexion du Conseil national de la Résistance (et pas seulement), et, au démarrage de la reconstruction, l’alliance politique, scellée dans la Résistance, des gaullistes et des communistes. Deuxième leçon de l’histoire : l’après dépend d’une part des réflexions et des idées développées à chaud, en pleines difficultés, en plein combat le cas échéant, et d’autre part de la nature des forces politiques qui s’y sont préparées.

Considérons maintenant la situation présente. Les uns nous disent que rien ne sera plus comme avant, tant le choc est violent et son impact durable. D’autres que rien ne changera, tant notre capacité à oublier est grande : en fait, tout dépendra de l’existence éventuelle d’acteurs pensant au futur et de ce qui aura été pensé et conçu, ou non.

Beaucoup soulignent la résilience de la société civile, évoquent les innombrables modalités de la solidarité qui s’y donnent à voir, saluent le dévouement des personnels de santé et du corps médical, ou, avec Laurent Berger et la CFDT, demandent que l’on prenne la juste mesure des risques et des efforts pour un certain nombre de professions, malgré souvent des salaires extrêmement bas.

Quelques voix aussi, celles d’Adeline Hazan, Jean-Marie Burguburu et Jacques Toubon (le Monde, 20 mars 2020), ou bien encore à partir de réseaux d’avocats, d’organisations humanitaires ou autres, se font entendre pour demander que l’on veille aux droits de l’homme, que l’on se préoccupe des SDF, des détenus, des étrangers retenus dans des centres de détention administrative, des personnes âgées confinées dans des Ehpad, ou que l’on soit attentif aux menaces liberticides que font peser les mesures d’exception.

Et bien des idées circulent sur les leçons que nous pouvons tirer du confinement du point de vue du vivre ensemble, de nos conceptions de l’aventure humaine, et sur ce que pourrait être un «humanisme régénéré», comme dit Edgar Morin à Libération.

Par ailleurs, bien des dirigeants et responsables, en France comme ailleurs, se disent soucieux d’éviter une crise économique majeure et durable, bien pire encore que la crise financière de 2008, et, lorsqu’ils sont aux affaires, prennent des mesures destinées à préserver autant que faire se peut l’emploi et la capacité de production. La difficulté est ici que cet impératif se heurte à celui de la santé et de la sécurité sanitaire — comment notamment exiger un confinement maximal, et demander en même temps à de larges pans de la population de continuer à travailler alors que pour eux le télétravail n’est pas possible ?

Tous ces efforts sont de la plus grande importance, témoignent d’une certaine résilience et pourraient contribuer à préserver l’avenir. Mais tout ceci ne suffit pas à le préparer.

Pour pouvoir se projeter vers un futur, il faut des acteurs qui soient capables de transformer la situation, et pas seulement de s’y adapter sur un mode défensif. Des acteurs ayant une vision de ce que pourraient et devraient être les nouvelles formes de la vie collective. Qui soient capables d’entraîner derrière eux l’opinion, et donc de porter des attentes, des espoirs, des convictions. Il faut, autrement dit, des acteurs et des pensées politiques.

Or en dehors des acteurs et des pensées «tristes», comme disait Spinoza à propos des passions menant l’humanité vers le pire, nous ne voyons guère pour l’instant se constituer les lieux, les forces et les idées d’un New Deal ou d’une Reconstruction.

Le chef de l’Etat annonce de grandes transformations : mais quelle que soit l’efficacité de sa gestion de la crise sanitaire, quelle pourra être sa légitimité, après deux années d’exercice du pouvoir qui n’ont pas spécialement préparé le pays au choc actuel, moralement, intellectuellement, politiquement, et qui furent dominées par des discours et des pratiques au plus loin de ce qui est évoqué par lui pour demain ?

Les partis de gauche et de droite classiques ne sortent pas renforcés de la crise actuelle, et n’ont pas dit grand-chose sur l‘avenir. Ce n’est pas d’eux, ou en tout cas pas directement ni principalement que viendront les ressources intellectuelles, humaines et politiques d’une sortie réussie. Les analyses et les idées de l’écologie politique, qui à bien des égards se trouvent renforcées par la tragédie actuelle, pourraient jouer ici un rôle moteur, à condition d’être bien articulées à des thématiques sociales que pourrait apporter une gauche entièrement renouvelée, dans son personnel, ses leaders, ses idées, ses modes d’action, ses formes d’organisation.

Il est urgent que se mettent en place ou se renforcent quand ils existent des collectifs, des groupes de travail, préparant l‘avenir politique, bottom up, sans tout attendre des partis ou des think tanks qui leur sont proches, et où on réfléchirait aux moyens d’assurer une fédération politique nouvelle, sociale et écologiste, capable de proposer un contre-projet constructif, susceptible de structurer une relance humaniste efficace sur la longue durée. Il est urgent qu’une réflexion politique débouche sur une vision générale, et sur des propositions plus précises, qu’il s’agisse de la démocratie économique et sociale, des politiques publiques, du fonctionnement des institutions et du système politique, de l’urbanisme, de l’environnement, de la mobilité, de l’Europe, du système bancaire et du crédit, du numérique, etc.

La légende veut qu’il ait été envisagé au départ d’intituler le programme du Conseil national de la Résistance «les jours heureux» : n’avons-nous pas besoin nous aussi de préparer des jours heureux ?

Michel Wieviorka est sociologue.

Texte paru sur Libération

 

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