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Des corps et des virus | Pierre Lorquet | PUNCH

«  Si nous ne sommes pas devenus fous, c’est que nous l’étions déjà. »

Herman Broch – Les Somnambules

Je fais partie d’une génération qui s’est pris de front la vague du SIDA en fin d’adolescence. A peine découvert, le champ des possibles s’avérait miné. On ne se bat pas contre un virus, on s’en protège. Pas de chance, la liberté était mortelle, et j’ai vu des amis mourir.

Concomitamment, sans lien de causalité apparente, le plein emploi disparaissait, avec lui l’illusion que, quels que soient nos choix et nos errements, le filet nous rattraperait. La belle couverture était trouée. D’où l’impression frustrante de portes qui se ferment à mesure qu’on avance, d’arriver trop tard, juste après la récréation.

Pour les générations qui ont suivi, ce qu’on appelait « l’éducation affective et sexuelle » s’est non pas doublée mais confondue avec l’impératif de « sortir couvert ». Soyez prudents, la vie est dangereuse. Tristesse. Et dans le choix des études pareil, sans lien de causalité apparente. Le monde est un terrain guerrier, il n’y a plus de place pour les cigales.

L’apparition du nouveau virus ravive ce sentiment que nous sommes le fruit de notre époque, qu’elle façonne nos imaginaires. Je pense aux adolescents d’aujourd’hui, qui se prennent dans la gueule la « distance sociale » généralisée, les contacts humains en 2D, amputés de toute substance. Quand découvriront-ils que ceux qu’on aime sentent bon ? Ressentiront-ils un jour pleinement le sens de l’expression « Je t’ai dans la peau » ? Je veux croire que oui mais, si elles durent, les mesures sanitaires risquent de faire davantage de dégât que le virus lui-même.

Je pense aux jeunes enfants qui vont, durant des mois voire des années, garder leurs semblables à distance, qui vont grandir, se former avec l’idée que l’autre c’est loin, ça ne se touche pas. Qui n’en ressentiront même pas le manque. Les enfants n’aiment pas tellement qu’on les touche, c’est quelque-chose qui s’apprend. Trouveront-ils ça dégueulasse ? Déviant ? Difficile ? Incongru ? On parle de digital-natives, y aura-t-il des covid-natives ?

Je n’aime décidément pas les contacts à distance, ces réunions de vignettes Panini crachotantes. J’ai peur qu’un jour on s’en satisfasse, tout bien considéré. Mais justement : est-ce bien considéré ? J’ai entendu plusieurs fois, ces jours-ci, cette citation attribuée à Winston Churchill, à qui on proposait de vendre les trésors du British Museum pour financer l’effort de guerre, répondant alors : « Dans ce cas, pourquoi nous battons-nous ? ».

Nos corps sont notre bien le plus précieux, pas pour eux-mêmes mais pour l’échange, la rencontre, que bien sûr nous savons dangereuse à bien des égards. Alors oui, même au temps du SIDA, nous avons fait l’amour sans préservatif et ressenti que, on s’en doutait, c’est bien meilleur. Nous l’avons fait au nom de nos amis morts. Nous nous sommes frottés, accolés, frôlés, contemplés, reniflés. En faisant gaffe quand même, parce que nous aimions la vie, mais pas au point de ne pas vivre.

D’un point de vue sanitaire, le fromage au lait cru est une aberration, un nid à bactéries. Mais si on en vient à l’interdire, les vrais amateurs préféreront s’abstenir plutôt que de valider l’ersatz aseptisé. Le goût au prix du danger ? Celui qui sacrifie les saveurs de la vie par crainte pour sa santé ne mérite ni les unes ni l’autre. Mémorable saillie churchillienne de la députée Murielle Gerkens, dénonçant un pays qui autorise le Glyphosate mais interdit la tarte au riz !

Et si en fait il aimait ça, le Corona, qu’on soit bien propres ? Il est plus probable qu’il ne nous aime pas et qu’il regrette son pangolin. D’accord, il est stupide de prêter des intentions à un virus. On sait cependant qu’il est vivant et que, tautologie, la vie demande à vivre. On sait aussi désormais que, si ce genre d’organismes parvient jusqu’à nous, c’est que nous les avons chassés de chez eux. La solution durable n’est donc pas de tout emballer, tout désinfecter mais de laisser plus de place à la vie. Car la vie est un but en soi : une forêt obscure, pleine de dangers, mais un régal pour nos cinq sens. Irréductible, n’en déplaise aux hygiénistes ou aux transhumanistes qui prétendent la numériser.

Il parait que les premiers symptômes du Covid sont la perte du goût et de l’odorat… Je repense à la citation d’Herman Broch. Si nous n’en ressentons pas la perte, c’est que nous les avions déjà perdus.

 

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