Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

De la place des sciences dans la pandémie globale | Alain Supiot

[Où il est question e.a. d'empêcher les gouvernant·es de se réfugier derrière une pseudo objectivité scientifique pour faire adopter des mesures antisociales ou liberticides.]

Dans le bouillonnement d’idées et d’analyses suscitées par la pandémie globale, il est une question qui intéresse spécialement le Collège de France : celle de la place des sciences dans la compréhension de ses origines, de sa portée et des leçons à en tirer. A l’évidence en effet, cette pandémie relève de ce que Mauss appelait les « faits sociaux totaux », ces phénomènes qui « mettent en branle la totalité de la société et de ses institutions » et dont la compréhension suppose de ne pas les décomposer ou les disséquer en leurs diverses dimensions (biologique, historique, politique, juridique, géographique, démographique, psychologique, économique …), car « c’est en percevant le tout ensemble que nous [pouvons] percevoir l’essentiel ». Tenu par sa devise « Docet omnia » à faire concerter tous les domaines du savoir, le Collège de France ne peut ignorer cette invitation de l’un de ses membres les plus illustres à « percevoir le tout ensemble ». Encore faut-il s’accorder sur la place spécifique qui est celle de la recherche scientifique dans et face à la pandémie, puisque le propre d’un fait social total est d’impliquer non seulement les phénomènes observés, mais aussi ceux qui les observent et les produits de leurs observations.

Or faire retour sur soi, s’interroger sur ses limites et ses responsabilités n’est pas un exercice facile pour les chercheurs, habitués à occuper une position en surplomb des faits qu’ils observent. Cette pente naturelle s’est accentuée depuis que les dirigeants politiques ou économiques, ne pouvant plus fonder le gouvernement des hommes sur une autorité religieuse, prétendent les administrer scientifiquement comme des choses. Diverses sciences, au premier rang desquelles la biologie et l’économie, ont ainsi été promues depuis le XIXème siècle en références normatives, ayant vocation à guider le pouvoir politique, et à s’imposer à l’ordre juridique. L’actuel régime d’exception offre une illustration caricaturale de ce jeu de vases communicants : le gouvernement se réfère aux consignes de son Conseil scientifique pour restreindre drastiquement des libertés élémentaires, tandis que le Conseil constitutionnel se dispense jusqu’à nouvel ordre de censurer les atteintes à la Constitution (Décision n° 2020-799 DC du 26 mars 2020).

Cette inversion des rôles met en péril non seulement la démocratie, mais aussi les sciences elles-mêmes. Elles ont en effet besoin de temps et de controverses méthodiques pour appréhender un phénomène inédit car leur contribution au progrès des connaissances suppose qu’elles renoncent à la Vérité avec un grand V. Le mieux qu’elles puissent assurer est un service de « phares et balises », en signalant aux gouvernants les écueils et périls dont ils doivent se garder. Celui qui gouverne, c’est-à-dire au sens étymologique du mot celui qui tient la barre, ne peut attendre des sciences qu’elles fixent le cap et lui permettent ainsi de se défausser des responsabilités qui sont les siennes. Elles peuvent éclairer le pouvoir politique, mais non le fonder. Une fois propulsées à la place dogmatique d’instance du Vrai jadis occupée par la religion, la Science fétichisée dégénère en scientisme, qui est le pire ennemi des sciences, de même que le biologisme ou l’économisme sont les pires ennemis de la biologie ou de l’économie.

Depuis le XVIIIème siècle un puissant mouvement d’idées a conduit à se représenter les hommes et la société comme des objets mesurables et gérables, dont on pourrait découvrir les « vraies lois » de fonctionnement, indépendamment de la (présumée fausse) conscience qu’ils en ont. C’est cet imaginaire qui a inspiré « l’organisation scientifique du travail » propre à l’ère industrielle. On connait la célèbre réponse qu’aurait donnée Taylor à un ouvrier l’interrogeant sur la définition de sa tâche : « On ne te demande pas de penser. Il y a des gens payés pour cela, alors mets-toi au travail ». Avec la globalisation, cette « organisation scientifique » a pris la forme d’une division mondiale du travail entre « manipulateurs de symboles » et « travailleurs routiniers ». Due à Robert Reich cette distinction aide à saisir les racines de la crise actuelle. Dans l’univers des symboles, les nombres occupent une place d’exception. Échappant à la polysémie et à la diversité des langues, ils se présentent d’emblée depuis Pythagore comme un langage divin, intemporel et universel, propre à exprimer les lois dernières de l’univers. L’expérience du communisme réel a marqué une étape importante dans cette tendance à fonder les institutions sur la science au lieu de fonder la liberté scientifique sur les institutions. Depuis une quarantaine d’années, un tel renversement procède de la conjugaison de l’imaginaire cybernétique (qui se représente les hommes et les sociétés comme des êtres programmables) et de la foi en un « ordre spontané » du Marché (que le Droit aurait pour fonction de mettre en œuvre et jamais d’entraver). Toutes les formes de résistance à l’extension de cette gouvernance par les nombres se trouvent alors d’avance disqualifiées. Et d’abord les formes démocratiques, qui visent à accorder le Droit à l’expérience infiniment variée des gens ordinaires. La démocratie sociale et économique est devenue la cible privilégiée de cette disqualification, évidente en France dans la déconsidération des syndicats et le traitement des conflits sociaux. Briser la résistance de ceux qui excipent de leur expérience des faits sociaux pour s’opposer à l’avènement de l’harmonie par le calcul, est devenue une priorité politique en soi, qu’il s’agisse de réformes du droit du travail, de la sécurité sociale, ou des services publics. Tel fut notamment le sort de ceux qui objectaient qu’un hôpital public n’est pas une entreprise et dénonçaient les effets désastreux d’une gestion consistant, selon la formule d’André Grimaldi, à « soigner les indicateurs plutôt que les personnes ».

Car le plus humble des travailleurs sait sur sa tâche des choses que son supérieur ignore. Tout malade a de la maladie une expérience que n’a pas son médecin et qui participe de la connaissance de la maladie. Tous ceux — personnel de santé ; livreurs ; caissières ; agents de sécurité ; éboueurs ; routiers ; électriciens… qui travaillent aujourd’hui directement au contact des choses ou des personnes ont une expérience de l’actuelle pandémie qui fait généralement défaut à ceux dont le travail porte exclusivement sur des signes. Revalorisant le sens et le contenu du travail de chacun, la crise dissipe pour un moment l’illusion économique consistant à traiter le travail comme une marchandise, et à apprécier sa valeur au prix de marché. A l’aune de l’utilité sociale, l’écart vertigineux de revenus entre un trader et une infirmière se révèle injustifiable et se posent ainsi à nouveaux frais les questions de justice sociale, de solidarité et de démocratie économique, qui ne relèvent pas de la Science, mais de l’art de gouverner.

Pr Alain Supiot
Chaire État social et mondialisation : analyse juridique des solidarités (2012-2019)

Texte publié sur la Fondation Collège de France.

Lien permanent Catégories : Ecologie, Résistance, Science

Les commentaires sont fermés.